Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Cézanne et le désir de la vérité en peinture

Cézanne et le désir de la vérité en peinture

- Les trois perspectives du désir : Afin d'interroger précisément le désir de vérité d'un peintre, et notamment celui de Paul Cézanne (1839-1906), ne faudrait-il pas d'abord chercher à savoir comment le désir lui-même se constitue comme puissance primitive dans son rapport à sa propre vérité ? Sans doute, mais il n'est pas aisé de donner une réponse immédiate à cette question, car le propre du désir, conçu comme une inclination humaine inséparable de ses besoins naturels, s'oriente dans trois perspectives : en profondeur vers ses sources naturelles et obscures les plus primitives, horizontalement dans son errance vers les choses du monde, et verticalement vers un sens métaphysique de la Nature [1] qui conserve néanmoins son mystère.

   D'abord, en profondeur, le désir brûle inconsciemment sa propre énergie en consumant aveuglément toutes ses forces en un constant devenir. Est-il alors, comme chez Platon, l'expression d'une nostalgique tension vers une source unificatrice perdue, ou bien est-il le guide qui inspire tout créateur dans l'exploration et l'expression de ses plus inconscientes sensations ? Concernant Cézanne, il ne s'agit pas pour le peintre de retrouver la pureté d'un astre originel, mais d'oublier ce désastre en créant, c'est-à-dire en rassemblant des formes et des couleurs nouvelles, notamment "dans la même montée, dans le même désir" qui plonge chacun dans le chaos de ses sensations, et surtout au cœur mystérieux d'un monde qui nous donne "l'image de ce que nous voyons, en oubliant tout ce qui a paru avant nous."[2] Cependant, ce désir de voir à la fois un monde senti et un monde peint ne se fige pas dans un oubli complet du passé. Il permet aussi de découvrir, dans la profondeur solide de quelques apparences, celles qui raniment précisément des sensations oubliées, par exemple en revivant plus intensément les couleurs aiguës qui accompagnaient jadis nos plus tenaces craintes. Peu à peu, le monde peint trouve une couleur dominante et le chaos des primes sensations s'organise. Une lumière intense (ocre jaune) donne alors une sensation de fermeté qui semble entraîner la vitalité des végétaux vers leur chute...

   D'un autre point de vue, horizontalement, le désir semble errer consciemment entre un manque et une plénitude passagers qui n'échappe pas à la finitude de ses aspirations, car dans son balancement agité et inquiet, il crée diverses épreuves pensées et senties, éphémères et variées, toujours naturelles et plutôt proches. Pourtant, ce balancement entre le manque et la possession peut être contrôlé par la raison lorsque cette dernière l'oriente, comme dans Les Joueurs de cartes, sans trahir une simple satisfaction, très épicurienne, des besoins naturels et nécessaires, vers les jeux reposants qui le détournent un peu de l'ennui.

   Enfin, verticalement, le désir se propulse hors de lui-même sans savoir où il va. En effet, dans son propre dépassement qui le tourne toujours vers quelques nouveautés, il se sent poussé par la puissance du sentir qui attise l'imagination en créant de possibles fantaisies, envoûtements ou sublimations. Il s'élève ainsi vers ce qui le nie : l'infinité de la Nature qui divinise ou bien, pour des nihilistes, vers l'Impossible, vers une totale abstraction, comme pour J.P. Sartre qui affirmait : "Être homme, c'est tendre à être Dieu; ou, si l'on préfère, l'homme est fondamentalement désir d'être Dieu (…) L'homme est une passion inutile."[1]  Concernant Cézanne, cette poussée verticale du désir élève vers le ciel azuré ou vers l'eau paisible qui, comme dans le tableau intitulé Baigneuses (1899-1904), devrait permettre à chacun d'entrer mystérieusement en contact avec l'infinité de la Nature, c'est-à-dire de nager en même temps dans le ciel et dans l'eau.

 

[1] Sartre (Jean-Paul), L'Être et le néant, Gallimard, 1942-1963, pp. 654 et 708.


[1] Nous utiliserons, alors que Cézanne ne le fait pas, une majuscule pour désigner la Nature pensée dans son infinité.

[2] Cézanne à Joachim Gasquet, dans Cézanne, Paris, Bernheim Jeune, 1921, p.113,  et Cézanne à Joachim Gasquet, Conversations avec Cézanne, recueil rassemblé par Michael Doran, Éditions Macula, Paris, 2011, p.194.

   En tout cas, dans ces trois perspectives qui s'entrelacent parfois, le désir demeure le propre de l'homme, y compris dans ses excès, puisqu'il peut tendre vers quelque sagesse (ou harmonie en peinture) lorsqu'il est éclairé par la raison qui le met ainsi à l'abri de ses pires débordements sensibles, tout en permettant à chacun, comme pour Spinoza, "de persévérer dans son être". [1] Cependant, le désir peut aussi exprimer des passions passives (violemment éprouvées) qui seront par exemple, fondamentales, comme pour Odilon Redon qui a écrit : "En art, tout se fait par la soumission docile à la venue de l'inconscient". En tout cas, pour Cézanne, il sera nécessaire de faire aussi surgir des passions actives, créatrices, donc sublimées. 

 

- Dans la vérité du désir créateur de Cézanne : Concernant le peintre aixois, cette problématique perspectiviste permet d'expliquer comment le désir de vérité est inséparable de ses désirs vécus dans toutes leurs possibilités. En fait, ce désir de vérité exprime différentes expressions possibles de vérités éprouvées par Cézanne dans son désir passionnel, un peu contrôlé (dans sa première période jusqu'en 1877) puis sublimé. Plus précisément, comment l'œuvre de Cézanne se déploie-t-elle dans les trois manifestations de son désir de vérité ? D'abord en manifestant la vérité expressive de ses primes sensations vécues violemment dans ses tableaux symboliques, par exemple dans ses deux Moderne Olympia (1870 et 1874). Puis, dans une perspective plus assagie, les errances de ses désirs trouvent à s'équilibrer dans l'espace simple et structuré de ses natures mortes et de ses portraits. Mais c'est surtout, verticalement, dans l'espace clair et aéré de ses paysages, surtout ceux de la Montagne Sainte-Victoire, que le désir de vérité du peintre s'est hissé à son plus haut niveau. La vérité du désir est ainsi devenue celle du monde. Pour cela, le peintre a alors créé des significations symboliques et sublimées qui dépassent le monde des objets et des existences humaines, par exemple dans la peinture de baigneuses et de baigneurs qui fusionnent avec la divine nature lorsque le soleil attise ses forces les plus intenses.

   En tout cas, lorsque Cézanne écrivait à Émile Bernard : "Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai", [2] le sens de cette promesse était double : dire d'abord de regarder ses œuvres pour y découvrir leurs vérités, et dire ensuite que la vérité en peinture sera toujours en train de se dire… Car, en tant qu'image, un tableau est et restera toujours une forme incomplète et énigmatique qui voile en dévoilant et qui dévoile en voilant. Le dire imagé d'un peintre est en effet double : il fait surgir des sens inconnus et il transfigure des sens déjà connus. Il montre sans véritablement représenter, et il présente ce qui devient une représentation fictive et cette dernière est pourtant inséparable de ce qui a été transfiguré.

 

- Du désir aveugle à celui d'une lointaine vérité : Pour le dire autrement, concernant la vérité en peinture de ses tableaux, Cézanne l'a toujours dite d'une manière symbolique, mais cette manière n'a pas prétendu atteindre la vérité de toute la peinture ni de sa peinture. Pourquoi ? Assurément parce que la vérité de ses désirs les plus cohérents, cohérents et équilibrés, est entrelacée avec celle, non révélée, de ses désirs les plus profonds. La vérité de la peinture de Cézanne dit en effet à la fois la lointaine vérité métaphysique de la Nature dans son ensemble et la vérité des mystères contenus dans chaque partie de cette Nature peinte, ici où là, sans permettre une clarification définitive. Pourtant, au cœur de la tension entre la Nature dans son ensemble et chaque monde peint il y a un fil mince qui les relie, et ce fil est celui du désir que, hors de toute concupiscence de la chair ou des yeux, chacun peut éprouver lorsque, comme Platon, il vit le désir dans sa double polarité charnelle, masculine et féminine, sans oublier, comme Schopenhauer, que le système génital est aussi le foyer du vouloir, lequel serait peut-être "le plus violent de tous les désirs".[3]  En tout cas, la première période, expressive, de Cézanne, a montré dans de multiples tableaux, et notamment dans La Lutte d'amour (1875-76), à quel point la violence des désirs humains pouvait être terrifiante.

   Dans ces conditions, si l'on tient compte du profond mystère de la polarisation des sexes ainsi que de l'évolution du peintre à ce sujet, comment Cézanne est-il parvenu à transfigurer sa violence, voire sa folie, et comment l'amour des formes lui a-t-il permis d'harmoniser les oppositions entre de rigides lignes verticales (masculines) et des courbes (féminines) ? Pourquoi les lignes obliques expriment-elles par ailleurs les forces du désir, ce dernier étant un peu apaisé par le rayonnement modulé des couleurs ? Comment l'espace concave d'un paysage peut-il s'harmoniser avec la convexité des objets les plus proches de l'œil en manifestant ainsi à la fois la vérité du désir et celle du tableau de Cézanne qui peint un morceau du réel à partir de son amour de la Nature et des choses simples de la vie ? La réponse à ces questions se trouve peut-être dans le tableau du peintre intitulé Apothéose de Delacroix (1873-77).

[1] Spinoza, Éthique, 1677, IV, prop. XVIII, dem.

[2] Cézanne, lettre à Émile Bernard du 26 mai 1904, Correspondance, Les Cahiers Rouges, Grasset, 1978, p.394.

[3] Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819, trad. A. Burdeau, P.U.F. p.1125.

   En tout cas, cette Apothéose du peintre romantique est un tableau charnière qui crée un pont, non avec le réalisme de Courbet, mais avec le classicisme de Poussin. Comment ? Les trois perspectives indiscernables et entrelacées du désir sont mises en œuvre, d'une manière énigmatique, puisque la valorisation des profondeurs colorées et peut-être abyssales du monde n'empêche pas d'équilibrer des tensions indéfinies entre les surfaces apparentes dans une rotation circulaire qui se joue des déséquilibres tout en exprimant une montée des désirs vers quelques hauteurs salutaires, sans doute sublimées, comme c'était le cas chez Greco par exemple.

   Par ailleurs, cet art soucieux de rendre compte, même partiellement, du devenir du monde dans son ouverture sur l'infinité de la Nature  est pour ainsi dire la négation des excès délirants et pervers de la postmodernité qui s'est aussi focalisée sur l'interprétation d'un devenir réduit à ses seuls simulacres [1] afin de survoler paradoxalement les multiples tensions du présent des choses, c'est-à-dire en mêlant l'avant et l'après, le trop et le pas-assez, ou bien en niant hauteurs et profondeurs, voire en négligeant cyniquement toute la complexité du monde et des singularités qui peuvent l'interpréter différemment.

 

[1] Deleuze (Gilles), Logique du sens, Minuit, 1969, pp.10-12.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article