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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'éthique du neutre

 

 

Extrait de PHILOSOPHIE ET NON-VIOLENCE

 

philosophienonviolence-2

 

 

L'éthique du neutre

 

 

a) Une éthique du neutre est d'abord une éthique du retrait, du repli. Elle suspend l'action.

 

 

   L'idée du neutre (ni l'un ni l'autre) retarde librement le moment où chacun s'obligera, reconnaîtra la nécessité de l'obligation d'agir avec et pour les autres. Cette idée suppose en effet, dans un premier temps, un retrait provisoire de la pensée et de l'action.

   Avant d'ouvrir sur quelques engagements moralement indispensa­bles, chacun peut d'abord se recueillir. Il se concentre alors sur un point (un vide re­latif du temps et de l'espace) qui le dépossède de lui-même en rendant possible le pas encore, le pas encore ici et maintenant de son avenir, violent ou non. Cependant, la formula­tion du ni l'Un ni l'Autre, formulation propre à celui qui veut instaurer une pensée du neutre, dépend aussi bien des catégories logiques constitutives de chaque pensée raisonnable, que des réalités sensibles qui sont englobées par le ni… ni. 

   Plus précisément, l'idée du neutre peut être figurée par un point, par le point qui précède toute expansion, voire toute forme d'engage­ment dans la vie, dans la société… Ce point précède dans le réel l’émergence de formes nouvelles et impré­visibles… Le neutre est ainsi une idée virtuelle, en retrait pour ma pensée qui ne cherche pas à s'y perdre, car elle espère constituer une pensée du neutre (qui suspend toute violence) et non une pensée neutre qui serait indifférente à tout, y compris à la Morale.    

   Dès lors le vouloir du neutre permet à chacun de suspendre ses désirs et de modérer ses émotions. Il déplace pour cela le pathos du désir de l'Impossible (saisir l'insaisissable) vers le vouloir d'une imprévisible mais possible valorisation de l'intellect sur le sensible…

   Chemin faisant, rapporté à l'idée du neutre, je découvre que je pense d'une manière trifocale, c'est-à-dire en tenant compte de trois perspectives simultanées : la totalité, l'unité et le refus du caractère abstrait de l'une et de l'autre. Cette troisième perspec­tive est celle du doute, de la suspension, du retrait… mais, comme la pensée ne sépare pas ces trois perspectives, lorsque je refuse d'affirmer et de nier, je pense ce retrait en même temps que ce que je refuse. Ma démarche s'inspire ainsi à la fois de la rationalité logique, des épreuves empiriques et du point neutre que je pose entre la raison et les faits. Je distingue alors ces trois perspectives sans vouloir les hiérarchiser, c'est-à-dire sans chercher à créer de violentes séparations. Car ce qui inspire toute recherche philosophique tournée vers la non-violence est d'abord fondé par ce qui précède la disjonction de l'abstrait et du concret.

   La pensée de celui qui met en suspens toute éventuelle séparation pose ainsi l'idée du neutre, celle du ni l'un ni l'autre, sachant que le ni l'un ni l'autre n'est ni le rien (d'une pensée qui serait indifférente à elle-même) ni l'union (ou la fusion) de l'un et de l'autre. Cela signifie que l'idée du neutre inspire un mouvement non violent, c'est-à-dire de non-séparation entre l'un et l'autre. Cela signifie aussi que l'acte de penser pourra ensuite librement décider de rapporter sa propre singularité à la Morale universelle qui concerne toutes les singularités.

   Car la pensée de chacun devrait ensuite vouloir concrètement le meilleur pour tous les hommes dans la vie de tous les jours. Une éthique du neutre est ainsi fondée lorsqu'elle dépasse la suspension du jugement. Et ce moment de scepticisme antérieur a pu être considéré comme universel. Qui n'a jamais douté ?

 

 

b) Le neutre et la violence des paradigmes

 

 

   Pour penser et pour organiser sa pensée en vue de généraliser, pour at­tribuer, abstraire et conceptuali­ser, voire pour approcher l'universel, il faut des catégories, des structures intellectuelles abstraites qui permettent des comparaisons, des classifications. Selon son sens étymologique (χατηγορία), la catégorie affirme. Il y a cinq sortes de catégories : logiques (comme l'un, le tout), ontologiques (comme la vie, le réel), génériques (comme l'esprit, la pensée), linguistiques (comme le Signifiant, le Si­gnifié), absolues (comme le Néant, Dieu, la Transcen­dance, la Diffé­rence). Une catégorie absolue est un paradigme, un modèle séparateur.

   L'idée du neutre n'est pas une catégorie puisque ses propres virtualités restent en retrait de toutes les catégories. Dès lors, le rapport au neutre refuse les paradigmes, car ces catégories absolues renvoient à un englobant totalitaire : celui du sacré pour le Néant, celui du Dehors pour l'Inconnu, celui de l'Éternité pour la mort ou pour Dieu. Cet englobant qui impose sa souveraine identité est un modèle absolu que le neutre suspend parce que ce modèle fascine et éloigne de toute pensée raisonnable. Cette suspension et ce retrait vers l'idée du neutre ne visent donc pas un nouveau paradigme moins violent, il suspend tous les paradigmes, y compris ceux qui se dissimulent dans des fantasmes du Vide ou dans les désirs du Chaos…

   En fait la catégorie du vide a plusieurs sens : elle renvoie d'abord à un espace vacant, après la disparition ou la suppression d'un objet. Cet espace traduit soit un manque relatif (l'objet absent reviendra ou sera remplacé par un au­tre), soit un manque absolu, la négativité du rien d'autre. Mais dans les deux cas, il s'agit du vide qui est posé par une conscience. Ensuite, l'imagination remplit chaque possibilité de vide par des formes (un objet) ou par une structure (un espace vide) ou par l'épreuve de quelque chose (une sensation musicale ou colorée).

   En tout cas, la retenue inhérente à la pensée du neutre me met à l'abri de toute violente exposition à des entités fictives, comme celles du Dehors, de l'Extériorité, de la Dissémination, de la Différence. Lorsque je décide de me tourner librement vers l'Universel concret de l'humain, je refuse ces entités, je passe d'abord par le retrait du neutre : celui d'un vide relatif. L'éthique du neutre ouvre ensuite librement sur la Morale lorsque l'idée du neutre (qui n'est pas une catégorie, même si elle se rapporte à la catégorie du vide) crée un pont avec la catégorie logique de l'égalité.

 

c) Une éthique du neutre n'est pas une éthique de l'indifférence : elle reconnaît les différences singulières de chacun.
 

   Par la suite, l'idée du neutre ne devient pas celle de l'indifférence, car elle précède les disjonctions de la différence et de l'indifférence, de l'universel et du particulier. Elle est portée par une singularité à partir du fait suivant : la pensée est par nature également sensible et tournée vers le concret. Il n'y a donc, pour moi, qu'une seule manière d'échapper à la violence du sensible : passer par le retrait du neutre, puis, si je le veux, m'engager, aller de mon refus singulier vers toutes les autres singularités, donc vers un universel concret.

   Le jeu de mes propres différences m'apparaît certes, d'abord, à partir d'une idée qui précède mes différences et mes similitudes. Cette idée­, ni sensible ni pure, demeure en retrait. Elle peut être dite neutre (avant la disjonction de la différence et du semblable) parce qu'elle est la pos­sible retenue immanente de mon vague dedans le plus sensible, de mon dedans inquiet qui ex­prime une part importante de ma propre singularité.   

   L'idée du neutre me met ainsi sur le seuil de mes différences, c'est-à-dire sur le seuil de ma propre singularité dont mon "centre obscur"[1], l'expression est de Marcel Conche, ignore aussi bien son impossible identité absolue que d'éventuelles distances sacrées avec d'autres singularités. À partir de cette idée du neutre qui crée ma propre retenue, mes différences pourront chercher une unification provisoire peu violente et plutôt cohérente.   

   Pour cela, une possible et nécessaire pensée des différences requiert de toujours fonder sa pensée sur son dedans complexe : à la fois lo­gique et sen­sible. Car c'est à partir de moi-même, de ma propre singularité, que je peux découvrir et distinguer les différences qui sont étrangères au paradigme de la Différence (celui de la Mort), sachant que je ne pense pas ma mort (où je ne serai plus moi) puisque je vis ma vie et puisque j'ignore tout de la non-vie. Dès lors, ma propre singularité n'est pas pour autant refermée sur elle-même, elle est dans le monde, avec et auprès des autres êtres de la nature.

   Cette ouverture de ma singularité sur de toujours nouvelles différences sensibles (sur de nouveaux aspects de mon caractère) n'ignore pas que ma propre altérité est inséparable de celle des autres hommes. Et cette altérité ne peut que s'ouvrir sur d'autres singularités puisqu'elle vit dans le même monde. Du reste, l'ensemble de toutes ces singularités constitue le monde naturel des hommes qui est déterminé par la valeur de la Vie, valeur qui deviendra universelle lorsque tous les hommes refuseront de nuire ou d'accroître les inégalités entre les forces en créant de violentes sé­parations.  

   Dès lors toutes mes différences sont, à des degrés divers, celles de l'humanité entière. Et nul n'est contraint d'effectuer le passage de ses différences multiples vers l'idée de la Différence absolue où chacun de­viendrait le Tout Autre de l'autre. La grande quantité de qualités (les caractères) d'un être singulier ne crée pas ensuite une nouvelle qua­lité : elle renforce ou affaiblit seulement son rayonnement… Et cet être singulier reste libre de donner le sens, la valeur et la direction, qui conviendront à son rapport aux autres, à la nature et à lui-même.

   Ensuite, ces différences seront susceptibles de s'accorder avec d'autres différences sans risquer de tomber dans l'indifférence, puisque l'asymétrique rapport entre les singulari­tés prouve qu'aucune réunion ne saurait être absolue ni constituer une identité spécifique. Marcel Conche précise, à ce sujet, un point important : "On ne parviendra pas à ce qui nous unit, ou doit nous unir, à partir de ce qui nous sépare".[2] Mais, en fait, ce qui nous sépare ne relève pas de nos différences singulières. Toute séparation est le fruit d'un oubli du singulier, d'une chute dans quelque particularisme, c'est-à-dire dans des différences banales qui se totalisent pour former un clan, une secte, un parti politique, un groupe racial, idéologique, économique, tribal, communau­taire… Puis cette totalisation de­vient to­tali­taire. Elle en exclut d'autres. Elle sacralise, hiérarchise, expulse…

   Pour comprendre cet ouvert de mes différences singulières vers un universel concret, il faut donc écarter l'idée abstraite, formelle et seulement particulière d'individu qui conduit à opposer le proche (n'importe qui) et le lointain (l'universel) et à rendre incompati­ble le différentialisme (la reconnais­sance des différen­ces propres à chaque singularité) avec l'universa­lisme concret (ce qui concerne toutes les singularités humaines) ! Car une universalité abstraite, construite à partir de l'idée de l'individu, de n'importe qui, ne peut qu'être indifférente à l'hu­main. De plus, l’individualisme engendre trois abus : d’abord, il renforce le triomphe des forts sur les faibles (justification des iné­galités sociales et économiques), ensuite il nie l’originalité incompara­ble de chacun (il ne voit que les réussites en privilégiant la sienne), enfin il valorise les acquis de chacun, sans tenir compte du caractère éphémère et hasardeux de chaque victoire sur les autres…

 

d) Ni naïveté ni cynisme

 

   La naïveté traduit une douce et innocente simplicité, le cynisme un cruel accord avec les misères de l'existence. Dans le premier cas, le Bon Dieu niche dans des détails plaisants ; dans le second, ces détails dégradent tout, comme un diable arrogant. Aucun rapport au neutre n'est possible à partir de ces attitudes mentales qui découlent directe­ment d'expériences extrêmes. Chacun porte pourtant un autre avenir sur ses épaules de naissant puis de mourant… à condition de ne pas s'enfermer dans le manque d'avenir d'un abîme de souffrances ou de plaisirs.

  L'indifférence ne vaut pas mieux, elle donne certes de la distance au pouvoir, elle accentue l'illusoire supériorité de celui qui veut figer la hiérarchie à l'égard des différences perceptibles en prétendant pouvoir agir plus que les autres. Plus l'indifférence est grande, plus les différences disparaissent paradoxalement, puisque le rien a du pouvoir sur l'Être et pas sur le Néant. Dès lors, le refus de l'indifférence propre à un retrait vers la non-violence du neutre ouvre sur une autre voie, sur celle où le neutre refroidit la disjonction des différences extrêmes.

   Certes, parfois subsiste la Différence, le paradigme de la Différence, notamment dans le racisme, dans les castes nobiliaires ou dans les représentations de l'élite républicaine. L'impensable alors triomphe. Mais, singularisé par les souffran­ces de mes échecs ainsi que par de nouvelles libertés possibles, je peux aussi refuser ce mur de l'impensable qui me nie sans me fasciner.

   Au cœur de mes épreuves singulières, libres et intériorisées, je fais alors prévaloir ma pensée sensible sur les images que je donne aux autres de moi-même, je découvre ainsi ma possible ouverture vers celui qui peut m'accueillir (même l'étranger), et cette ouverture rend véritablement l'indifférence impossible et nos distances supporta­bles, voire aimables. Ensuite, chaque rapport à l'autre, in­séparable du refus de toute séparation absolue, devient la source d'autres accueils, c'est-à-dire d'un amour oblatif, d'une exposi­tion modérée, et surtout de bienveillance et d'hospitalité.

   L'indifférence est ainsi niée par un projet éthique qui n'est ni naïf ni cynique. Ce projet vise l'universel concret qui implique l'accueil de l'étranger, de celui qui n'est pas encore reconnu, de celui qui attend concrètement d'être ici et maintenant mon égal dans le même monde.

 

 

e) Le vouloir du neutre conduit soit vers une moindre violence soit vers la non-violence de la Morale 

 

 

   Certes, l'émergence de la pensée du pas encore peut être violente. Elle l'est d'ailleurs dans la nature puisque cette dernière conduit toute vie vers la mort. Ce qui pro­duit les images d'une grande déception. La nécessité de ce pas encore est pourtant supportable, car nul ne s'y reconnaît tout à fait. La nature ne s'impose pas complètement. Lors d'un rapport à l'autre (même en sachant que ce dernier doit mourir un jour), je pressens que quelque chose échappe pourtant à cette mort, que quelque chose échappe à toute mort : la force créative de la nature qui permet à chacun de transmettre, sous des formes toujours nouvelles, une vie dans une œuvre, dans une famille ou dans une pratique éthique. Et cette force agit, irrévocablement, pour l'éternité !

   Ensuite, lorsqu'une force créatrice se rapporte à celle d'un autre que soi, la violence aveugle de la nature, qui sépare et referme ce qu'elle a uni et ouvert, se trouve déjouée. Chaque rencontre de l'autre déplace alors les nécessités du réel vers les virtualités imprévisibles d'un pas encore créatif ou éthique.

   Et un transfert peut s'effectuer, celui de mes forces vitales périssables vers ma pensée et vers mon écriture ensemble concentrées. Ainsi, lorsque je m'exprime, je dis vraiment à l'autre que ma pensée retenue, conservée ou créative, empêche toute séparation (entre ici et ail­leurs, maintenant et demain). Du reste, c'est le propre de toute activité philosophique que de transfigurer les images de nos déceptions ou de nos craintes, et d'écarter le violent pathos qui menace la cohérence de nos pensées. Ainsi la faiblesse de nos métaphores est-elle remplacée par la force des concepts, par la vigueur des pensées claires et distinctes qui pourront orienter chaque imprévisible pas encore et l'ouvrir sur un avenir sou­haitable, inscrit dans l'histoire des hommes, en dépassant toute déception ou satisfaction, possession ou aliénation !

   En tout cas, c'est à partir de chacun qu'une éthique de la moindre violence est possible. Rapportée à l'idée du neutre, l'intention éthique, faute de parvenir à supprimer le mal ou à suivre le bien (qui reste inconnu), opte pour un moindre mal. Si une éthique du neutre est ainsi effectivement d'abord possible, ce n'est pas pour dé­valoriser la Morale, mais pour y préparer ceux qui ne sont pas assez libres et raisonnables pour agir directe­ment. Car cette éthique n'est pas l'autre face, plus sensible et plus singulière de la Morale, elle la complète. Elle devra donc rendre accessible le chemin qui conduit à l'injonction de la Morale. Avant cela, j'ai certes cherché à maîtriser au mieux ma propre singularité, mais, sans avoir atteint un niveau de sagesse suffisant, je peux tout de même chercher dès maintenant à viser l'universalité concrète qui rassemblera toutes les singularités, notamment à partir de mon travail philosophique. Car mon jugement doit aussi sortir de ses doutes et cheminer vers l'évidence de quelques repères sensibles (les distances, l'inachevé, les différences dans la répétition…).

   Enfin, je sais aussi qu'une éthique de la moindre violence peut et doit s'ouvrir sur la Morale (qui explicite la non-violence). En sortant d'elle-même, l'éthique du neutre découvre en effet que chaque singularité en vaut une autre, d'abord en droit, car douée de raison, ensuite en fait lorsque s'ajoutent le souci de l'autre (contre l'égoïsme) et la vigilance (un soin qui exclut la fierté de sa propre représentation). Cette ouverture sur l'action universelle de la Morale s'effectue alors à la condition indispensable de réaliser une totalisation toujours reconstituée et prolongée, mais jamais absolue. Car cette ouverture contient et dépasse les totalités closes en créant un cheminement toujours recommencé vers le vrai et vers la justice. C'est ainsi que l'égalité formelle (de droit) de chaque homme avec un autre homme devient à la fois universelle et concrète, quelles que soient les qualités et les craintes de chacun.  

 

[1]  Conche (Marcel), Le Fondement de la morale, PUF, 1993, p.131.

 

[2] Conche (Marcel), Le Fondement de la morale, PUF, 1993, p.5.

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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