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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le besoin d'aimer

Le besoin d'aimer

Le besoin d'aimer

 

 

- L'altérité dans l'Être

 

   Affirmer une très probable alté­rité dans l'Être ne pose pas de diffi­culté à la pensée qui, eu égard au principe logique d'identité, distin­gue aisément la passivité d'un être dans sa relation avec un autre être, et, eu égard au principe de non-contradiction, distingue sa propre activité et celle qui ne le concerne pas. Le principe de non-contradiction est en effet fondé sur l'activité de la pensée qui est et qui n'est pas encore complètement réalisée. Cela signifie, chez Platon qui a refusé la fasci­nation parménidienne de l'identité de l'Être avec lui-même, que le non-être parti­cipe à l'Être dans la mesure où il n'est pas l'Être, bien qu'il soit en relation avec l'Être, car, sans ce non-être, nul ne saurait ac­céder à la connaissance qu'il n'y a «rien» entre le mouvement et le re­pos, et néanmoins du non-être entre le même et l'autre.

   Toutefois, un éventuel Être trans­cen­dant, en soi, n'a pas de réalité pour la pensée puis­qu'il ne saurait être connu. Il serait plutôt un non-être total pour la con­naissance, même si chacun peut l'imaginer en tant qu'il n'est pas connu, comme une hypothèse. Mais parce que la pen­sée pouvait maîtriser chez Platon les attributs géné­raux de l'Être (le mouvement, le repos, le même et l'autre), elle pouvait aussi s'ap­puyer sur le couple qui oppose le même à l'autre et énon­cer que l'Être est soit ce qu'il est, soit ce qu'il n'est pas. L'Être n'est en effet ni une réalité absolue en soi, comme un paradigme, ni un objet pur de la pensée qui s'opposerait au néant, [1] car il est plutôt ce qui donne néces­sairement et suffisamment à la pen­sée l'un et l'autrel'un ou l'autrele mouvement et le re­pos, le mouvement ou le repos. En tout cas, l'Être possède en lui-même le principe de cette division grâce au non-être qui, en lui, participe à l'être qui n'est pas l'être, mais qui est dans l'être. Il s'agit ainsi de l'attribut qui n'est pas un pur néant, puisque le néant conduirait à une totale destruction de l'Être, mais une privation, celle de l'autre. De plus, le non-être «est» d'une certaine ma­nière, parce qu'il participe à l'Être, mais l'inverse ne saurait être vrai, car ce qui n'est pas relève d'une fiction qui ne possède aucune existence.

   Cependant, le concept de l'altérité a deux proprié­tés : il exprime un manque ontologique qui accompagnera le besoin et le désir amou­reux, et il permet à l'erreur d'être ex­plicable dans la me­sure où l'autre est un attri­but gnoséologique qui distingue des genres différents, lesquels n'ont aucune rela­tion entre eux comme le mouvement avec le repos. Dès lors, parce que le non-être est sans être l'Être, un discours sur le non-être est inséparable de l'Être, ce dernier n'étant pas nécessairement transcendant (extérieur et supérieur), mais distinctement à côté. En tout cas, pour Platon, il y avait cinq concepts né­ces­saires au sa­voir, irréduc­tibles l'un à l'autre, et ces cinq concepts étaient suffisants pour concevoir les relations les plus générales entre les êtres, sans situer le non-être au même niveau que l'Être (il y aurait deux êtres) et sans les séparer, car le non-être est dans l'Être, subordonné à l'Être, c'est-à-dire subordonné à une réalité générique qui comprend les attributs de l'être d'une chose et le non-être de cette chose.

   Du reste, cette subor­dination du non-être à l'Être empêche la réfutation dite du "troisième homme" qui dé­passerait l'un et l'autre. Par exemple, un homme est lui-même sans être tous les hommes, mais l'unité générique de l'homme rassemble l'homme in­divi­duel et tous les hommes, car chaque existant se com­pose d'unité et de plura­lité, de limites et d'illimité. En consé­quence, dans notre perspective qui sera plus proche de celle d'Aris­tote que de celle de Platon, le non-être n'est pas le néant qui serait l'impossible contraire absolu de l'être, mais un être autre que l'Être qui est un peu dans l'être à la manière de l'alphabet et de la grammaire qui détermi­nent les rapports entre les lettres. De plus, si l'Être contient en lui du non-être (et non du néant), si l'être est à la fois ce qu'il est (le même) et ce qu'il n'est pas en­core (l'autre), le concept de non-être est nécessaire pour penser l'hypothèse de l'Être et le mouvement vers l'Être. Et, ce non-être n'est pas un rien absolu, mais une simple privation qui rend possible le passage de ce qui est vers son autre en modi­fiant l'être sans être lui-même l'Être. Le non-être n'est pas l'Être, mais il est au cœur du devenir de l'Être.

   Afin de penser le passage de l'être au non-être, faudrait-il alors faire inter­venir le concept du vide ? Ce dernier se­rait le non-être impensable qui permettrait une modifi­cation de l'Être, puisqu'il serait dans l'Être en rendant possi­ble le devenir de la pensée des choses, dans et par leur al­tération (accroissement, diminution). En tout cas, ce non-être n'est ni une forme anonyme et figée de l'être, ni la rumeur neutre d'un il y a qui se­rait réduit à son obscure et brute matérialité, ni un gluant clapotis exis­tentiel, mais l'altérité qui rend possible une ouverture de l'être sur ce qui le dépasse. C'est donc dans un inconnaissable vide qui est sans être l'Être, que l'Être, qui ne saurait participer au non-être, se déploie, se modifie et peut être pensé sous un autre vocable : celui de Nature. En effet, l'idée géné­rique de la Nature [2] est éclai­rante à ce sujet dès lors que cette idée n'est pas limitée au sens grec de φύσις (qui signifie nais­sance, génération, crois­sance, puis altération), car cette idée dé­signe surtout le deve­nir éternel de l'Être qui ras­semble tous les êtres dans une totalisation indéfiniment créatrice, recom­mencée et continuée.

   Pour comprendre cette assimilation de l'Être à l'inconnaissable puissance infinie et éter­nelle de la Nature, tout en rendant possible l'action des forces unificatrices de l'amour, il faudra donc aussi penser, en nous éloignant de Spinoza, qu'il y a du non-être dans notre rapport à l'Être, voire, comme pour Nietz­sche, des er­reurs et des illusions dans tout être qui dépend de la finitude du monde ter­restre, sans pour autant faire intervenir la fiction absurde du néant qui n'est qu'un mot en trop, qu'une fiction mensongère et étrangère au réel, même si cette fiction peut inspirer parfois les étonnants sursauts créatifs ou réactifs des forces vitales qui la dépassent.

 

- Instincts, besoins et pulsions

 

   Il paraît très probable que la puissance obscure de l'amour relève des profondeurs d'une tendance des êtres vivants à affirmer, avec un peu d'appétit,[3] leur amour de la vie, puis leur effort pour vivre ou pour survivre en se conservant, en se protégeant, en se reproduisant, en dominant ou en supprimant ce qui les empêche de se réaliser. Or, cette tendance souvent tyrannique qui consiste à nier le manque inconscient qu'expriment les besoins, est celle de l'instinct qui est l'instrument de sur­veillance des corps vivants, lesquels agissent ainsi intelligemment pour la survie de la nature en se reposant, en se nourrissant et en se reproduisant, parfois en supprimant ou bien en assimilant les contradictions inhérentes aux nécessités vitales, tout en sachant que l'intelligence ou l'aptitude inhé­rente à ces instincts pourra ensuite être accrue en maîtrisant et en dépas­sant ses très utiles déterminations, en s'adaptant à ses méca­nismes, voire en concentrant ou en allégeant sa vitalité qui est primitivement trop sensible.    

   Le sens qui prévaut dans ce qui est désigné par ce mode de l'intelli­gence naturelle et innée qu'est l'instinct (du latin instinctus) est celui d'une force vitale qui rattache les êtres vivants au monde exté­rieur, c'est-à-dire une inclination ou une impulsion physique inéluctable qui détermine de multiples réactions contraintes, stimulantes, positives (vitales) ou négatives (inorganiques). Or, de ce point de vue, chaque être vivant est conçu comme un système sensori-moteur qui ap­plique un programme inconnu, d'une manière mécanique ou vitale, et très différemment selon les besoins de conservation, de domination ou de reproduction qui sont en réalité inséparables d'autres besoins aussi fondamentaux ou radicaux, tels que ceux qui poussent à fuir la souffrance et à rechercher le plaisir. Pour sa part, l'instinct de conservation est sans doute doublement déterminé : d'abord par l'amour des forces naturelles de la vie et du monde, notamment dans le constant devenir intellectuel et sensible où un être vivant cherche à s'adapter à son milieu naturel pour survivre, puis par le re­fus de la mort qui accroît les forces de l'instinct en répondant à la faim ou à la soif par une tendance à manger ou à boire qui varie selon les âges des êtres vivants, ainsi que selon le milieu où ils se trouvent, et même si la soif, en tant que phénomène organique, en tant que besoin physiologique, n'implique pas uniquement de boire ceci ou cela. En effet, il n'y a pas de besoin en soi qui indiquerait le manque d'un objet précis, mais un besoin concret qui est ignorant de sa fin, puisqu'il n'apparaît à une conscience que comme un vague manque actuel tendu vers une chose (un être indéterminé).

   En conséquence, le manque inhérent à un besoin n'est pas éprouvé à partir du manque d'un objet précis et particulier, comme le prouve l'instinct de protection, puisque, même satisfait, il demeure impossible de savoir quelle était la nature de ce manque. Il s'agit sans doute d'un vague manque qui n'était pas réductible à un seul objet pour le satis­faire ; et cette hypothèse est avérée dans l'épreuve d'un dénuement extrême. En effet, lorsque des êtres vivants ont uniquement besoin de manger pour survivre, voire pour ne pas mourir de faim, c'est ici et maintenant que l'instinct se rapporte à une chose finie et indéterminée. L'amour de la vie, dans ce cas, se réduit au besoin de vivre, quelle que soit la chose qui satisfera ce besoin et quelle que soit la souffrance qui se rattache à un manque. Pour cela, le besoin de vivre ainsi que le besoin d'aimer vivre ne sont pas déterminés par une cause extérieure au seul fait de vivre. En effet, l'amour de la vie se manifeste à un niveau uniquement corporel et fon­damental comme un obscur appétit de vivre inconscient de ses fins, c'est-à-dire en tant que besoin vital à la recherche d'une satisfaction simple qui con­siste à se protéger en se conservant.

   D'une manière aussi déterminée et inconsciente, l'instinct de repro­duction, inséparable de l'instinct sexuel, rapproche le comportement des êtres humains de celui des animaux, certes, selon Remy de Gourmont, avec des différences remar­quables pour les insectes : "L'éphémère naît le soir, s'accouple ; la fe­melle pond pendant la nuit : tous deux sont morts au matin, sans même avoir vu le soleil. Ces petites bêtes sont si peu destinées à autre chose qu'à l'amour qu'elles n'ont pas de bouche. Elles ne mangent ni ne boi­vent." [4] En fait, l'amour qui obéit à un instinct ne saurait échapper au destin d'un corps mortel qui se tour­ne vers d'autres corps, car en se pro­pulsant hors de lui-même vers la chair partiellement pénétrable de l'autre, dans le bruissement d'un vain corps à corps, l'acte d'amour ne réalise aucune autre finalité que celle de perpétuer une espèce vivante, tout en cherchant ainsi à s'immortaliser. Dans cet esprit, la figure de la femme paraît exemplaire, voire un symbole très pertinent de l'amour de la vie selon Lou Andreas-Salomé : "Chez la femme, on dirait que tout doit imploser pour se fondre dans la vie, au lieu d'exploser hors d'elle : il semble qu'en elle la vie tournoie sur elle-même, comme captive de sa propre perfection dans la sphéricité, comme s'il lui était aussi impossible d'en sortir..." [5] En revanche, lors­qu'il ne s'agit pas d'engendrer des enfants, le besoin qui s'exprime dans les actes sexuels des êtres humains,[6] à la manière des désirs naturels et non nécessaires des épicuriens, ne cherche plus qu'à éprouver la plus forte sensation, c'est-à-dire le plaisir violent de l'orgasme.

   Afin de dépasser cette chute des besoins instinctifs dans d'intenses et pourtant vaines jouis­sances instantanées, il est utile de faire intervenir le concept freudien de pulsion.[7] Ce dernier permet en effet de dépasser les finalités répétitives de la nature ainsi que les expansions inhérentes aux instincts, en faisant in­tervenir les représentations de forces vitales inséparables de leurs intentions, c'est-à-dire à la fois biologiques et psychiques. Dans cet esprit, Freud a du reste défini la pul­sion comme un "concept limite entre le psychique et le somatique". [8] Cela signifie que, dans son extension vitale, variable et polymorphe, la pulsion se manifeste en des poussées partielles qui, inhibées ou non, se fixent sensuellement et uniquement sur quelques parties d'un corps. Ou bien, en des poussées synthétiques, survient la satisfaction directe et commune d'un corps qui s'est mis au service de la reproduction de son espèce. Dans ce dernier cas, le besoin d'aimer rapporte dynamiquement un corps à un autre corps en répondant aux exigences d'un moi qui espère retrouver, découvrir ou inventer un objet à aimer, un objet parfois fantasmé, pourtant susceptible de le satisfaire globalement. En revanche, la pulsion peut représenter et faire aimer des objets sexuels partiels, indépendants et non génitaux, qui sont des substituts pathogènes et parfois pervers pour des satisfac­tions uniquement locales (plaisir d'organe) ou bien pour des plaisirs entrecroisés (cli­toris et vagin), sachant que, pour Freud, "toutes les pulsions partielles jouissant des mêmes droits, chacune cherche le plaisir pour son propre compte." [9]

   En tout cas, chaque pulsion est indissociable des affects qui l'anticipent ou qui l'épanouissent, soit complètement d'une manière génitale pour reproduire son espèce, soit partiellement à partir de quelques zones érogènes dans une sexualité qui sera alors dite perverse, parce qu'elle sera partielle, solitaire, altérée et fantasmée : narcissique (phallique ou va­ginale), sadique anale (destructrice) ou orale (régressive, c'est-à-dire substitutive). Ainsi chaque pulsion ignore-t-elle toujours qu'une synthèse des pulsions partielles est nécessaire pour satisfaire un moi !

 

[1]  Ce mot de trop qui désigne l'impossible absolu du négatif.

[2] Dans cette hypothèse, la Nature, infinie sans être transcendante, anime tous les mondes finis, mais ne s'y réduit pas en les créant.

[3] Par exemple, pour Spinoza, "L'appétit n'est donc rien d'autre que l'essence même de l'homme, et de la nature de cette essence suivent nécessairement les choses qui servent à sa conservation." (Éthique, III, IX).

[4] Gourmont (Remy de), Physique de l'amour, Mercure de France, 1947, p.17.

[5] Andreas-Salomé (Lou), Éros, Minuit 1984, p.24.

[6] Chaque corps étant déterminé à attendre un autre corps qui dépendra du sien.

[7] Pulsions du moi, sexuelles, de vie (de nouveauté) ou de mort (de répétition).

[8] Freud (Sigmund), Métapsychologie, Folio/Essais n°30, 1997, p.17.

[9]   Freud, Introduction à la Psychanalyse, Payot, p.303.

- L'extension des affects (du plaisir vers la jouissance)

 

   Les affects du plaisir et de la souffrance, d'abord inhérents aux sensa­tions, relèvent de la réaction psychique d'un organisme vivant à l'égard des excitations matérielles. Cette réaction, qui accumule forcément plusieurs sensations, résulte d'un rapport de force entre une réalité psy­chosomatique et le fait extérieur (bruit, chaleur, odeur…) qui domine cette réalité. Un affect peut certes être plus complexe et coordonner plusieurs faits, voire des événements, en étant parfois rythmé, comme dans la musique, et en se rattachant au centre de contrôle conscient d'un or­ganisme. Du reste, lorsque plaisir il y a, la conscience de ce plaisir ignore quel a été l'objet de la satisfaction et par quel processus il a répondu à un manque. En effet, le plaisir de vivre est sans objet précis. Cela signifie que les sensations, plaisantes ou non, qui accompagnent un besoin, ne témoi­gnent que des variations d'intensité d'un besoin et non de la réelle nature de ce besoin, au demeurant indifférente à ses effets, c'est-à-dire indifférente aux affects plaisants ou non qui l'accompagnent. Dès lors, faire prévaloir le plaisir inhérent au fait de vivre physiquement, voire le plaisir d'être en bonne santé, sur tous les manques et sur tous les excès, conduit bien à satisfaire le besoin d'aimer la vie, même si cet état est insuffisant pour réaliser une vie hu­maine authentique et féconde, c'est-à-dire raisonnable. Manque alors un néces­saire dépassement des besoins par une orientation du besoin de vivre vers ce qui permettra de contrôler toutes les privations ou toutes les déficiences, sans pour autant chercher à différer un plaisir d'excitation ou de dé­charge pour obtenir davantage de satisfaction.

   Dans tous les cas simples ou complexes, un affect prouve, en fait, la supé­riorité de la réalité des forces sur celle des formes. Mais surtout, ce qu'un affect ignore, c'est d'abord son destin imprévisible entre plaisir et souffrance, ensuite sa réalité très éphémère, comme l'a poétiquement exprimé Vladimir Jan­kélévitch : "Le plaisir n'est que ce qu'il est, rien que soi-même, c'est-à-dire en somme zéro et demi, mousse brillante et arc-en-ciel. De près, l'écharpe d'iris n'est plus rien." [1] Très bref, le plaisir est, plus précisément, la sensation agréable qui résulte de l'effet proportionné [2] d'un objet sur un organisme vivant, lequel est parvenu à satisfaire un besoin vital en supprimant une tension inhérente à un manque obscur ou à un déficit douloureux. Et ce plaisir naît soit en accumulant de l'énergie (plaisir de manger, de boire), soit en supprimant une fatigue, par exemple en se reposant ou en dormant d'une manière impassible et solitaire, soit en dépensant un excès, un trop-plein d'énergie par un débordement comme dans un sport, soit en se protégeant pour conserver son corps en bonne santé, [3] c'est-à-dire en le maintenant dans un état d'équilibre et d'ab­sence de trouble (l'ataraxie). Concernant les affects inhérents à l'amour, ceux-ci ne sont jamais longtemps équilibrés ou proportionnés, car ils provoquent très vite une chute imprévisible et inéluctable de la conscience qui cherche à les saisir ; et le plaisir d'aimer de­vient, lors de l'éloignement de ses objets, une souffrance parfois at­ténuée par l'imagination qui aide à se mentir sur la vérité du plaisir, lequel, pour Platon, n'était d'ailleurs qu'un imposteur.[4] Ou bien, l'affect, rivé à des excitations pulsionnelles polymorphes qui modifient cons­tamment leurs investissements partiels ou globaux, qu'il soit plaisant ou non, a été plus précisément conçu, par exemple par Christian David, comme "un mixte indissociable et à la limite impensable". [5] Pourquoi ? Sans doute parce que l'affect est qualitativement ambigu dans sa contribu­tion au fonctionnement de la vie psychique. Il se situe entre une conscience variablement objective et la dynamique autonome des fantasmes. Mais, peut-être est-ce aussi parce que les effets quantitatifs d'un affect sur la vie psy­chique défient toute mesure : ils peuvent sembler exaltés ou atténués, pai­sibles ou insupportables, joyeux ou ivres, voire sereins ou extatiques…

   Par ailleurs, afin de conserver son être, afin de persévérer concrètement dans son existence d'une manière vive et maîtrisée, un af­fect plaisant peut aussi se prolonger, au mieux, en une jouissance heureuse. Naturelle, cette dernière est alors une réponse positive à un besoin d'aimer plus intensément, sans chercher pour autant à accomplir la fusion de ses propres forces vitales avec celles d'autrui, mais seulement, comme pour Spinoza, en éprouvant "la jouissance infinie de l'exister – exis­tendi - par l'infinie jouissance de l'être (infinitam essendi fruitio­nem)". [6] Alors, ce contentement intellectuel et spirituel naît vaguement d'un attachement impersonnel de l'âme à son désir de vivre un égoïsme sans ego, c'est-à-dire de vivre un attachement désintéressé. Cette transformation du moi en fonction des forces vitales qui le dépassent implique en fait, comme pour Robert Misrahi, une merveilleuse réussite lorsque "la jouissance de soi comme vie a atteint une certaine per­fection." [7]

   Pourtant, un obscur appétit des êtres humains pour leur jouissance seulement individuelle peut parfois entraver le vouloir-vivre de la nature. En effet, pour Schopenhauer, le besoin d'aimer se laisserait pervertir par une tendance négative à jouir quelques instants inhérents à son propre imagi­naire, lequel avait impérieusement fantasmé quelques images de la beauté d'un corps susceptible d'être aimé. Par exemple, fantasmées, la rondeur et la très douce harmonie des apparences d'un corps de femme plairaient d'abord sans attiser le désir naturel de le posséder pour se reproduire. Et la beauté de ce corps, même dénudé, le rendrait en quelque sorte à la fois étrange et diaphane. Mais, pour Schopenhauer, ces images de la beauté ne feraient que transfigurer le caractère répugnant de l’instinct sexuel qui s'éteindrait ensuite très brutalement "à la grande surprise des amants",[8] notamment lorsque ceux-ci auraient enfin découvert qu'il leur était impossible de fusionner totalement en l'autre, voire avec l'autre.

   En fait, l'instinct de reproduction qui déter­mine la perpétuation des espèces terrestres peut être prolongé d'une manière intense par un plaisir spécifique d'aimer la vie, tout en répondant à une envie et à une atti­rance au demeurant limitées à l'intervention des seuls organes sexuels. Considéré par Schopenhauer comme un vouloir-vivre destiné à la re­production d'une espèce, l'instinct sexuel serait alors la cause d'une considérable illusion, car il tendrait à réaliser ce qui est profitable à la nature sans avoir le concept de sa fin, c'est-à-dire en remplaçant le vouloir-vivre des êtres vivants pour la procréation par le mirage voluptueux d'une jouissance extrême qui ne serait éprouvée que par et pour soi-même : "C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la pos­session puisse lui procurer la suprême félicité." [9] Le besoin d'aimer la vie réalise ainsi de multiples affects, et d'abord celui de la conserver et d'exister intensément afin de satisfaire, comme Épicure, des besoins naturels et nécessaires : "Parmi les désirs, les uns sont naturels et nécessaires, les autres naturels et non nécessaires, et les autres ni naturels ni nécessaires, mais l'effet d'opinions creuses."[10]

   Ensuite, ce besoin naturel rendra possibles d'autres sortes de satisfactions, notamment lorsque, par peur de la solitude ou de la mort, s'imposera un besoin d'aimer qui disparaîtra dans la jouissance, c'est-à-dire lorsque l'instinct sera allé au bout de lui-même. Cependant, la peur du danger ou de la mort aidant, les êtres humains pourront aussi être la proie de l'instinct de domination qui, opposé à ce qui est susceptible de lui nuire, luttera et fera l'épreuve d'une autre sorte de jouissance, "la plus grande jouissance de l'existence" pour Nietzsche, celle qui consiste à vivre très "dangereusement".[11] Ou bien, la lutte naturelle du besoin pour combler un manque pourra aussi s'ouvrir sur un impossible besoin de triompher qui fera en sorte que, comme dans les jeux antiques du cirque, la démesure (hybris) de l'instinct engendrera des délires et des dérèglements volup­tueux, hyperesthésiques, pitoyables et violents.

   Dans toutes ses manifestations, l'instinct pourra aussi inspirer de transgresser les lois les plus humaines de la société en pratiquant l'inceste (Musil) ou l'amour démoniaque des enfants (Lo­lita), voire en se détruisant dans l'ivresse procurée par l'alcool, l'orgie ou la drogue… au pire en jouissant de ses propres actions meur­trières. Toutes ces jouissances sans retenue, bestiales, voire perverses, détournent chacun de l'humain en prenant le parti de l'impitoyable souverai­neté du Mal, comme c'était le cas pour Bataille, certes d'un point de vue seulement littéraire, lorsqu'il désirait instantanément se perdre dans une fusion dépravée et souveraine avec la mort, cette fusion supprimant toute répres­sion possible et toute intention durable du bien.[12] Pour le dire autrement, d'une manière excessive, le plaisir d'aimer la vie et d'en dépasser les limites en les transgressant fortement peut produire divers états de jouissance extrême de la chair, notamment dans les "vapeurs infernales de la débauche" [13] lorsque Saint Augustin se laissait séduire par d'intenses jouissances : "Mon âme était malade et, rongée d'ulcères, se jetait hors d'elle-même, avec une misérable et ardente envie de se frotter aux créatures sensibles."

   Ces di­verses sortes de jouissance sont en tout cas inséparables d'une ivresse qui ouvre alors sur un ailleurs extatique  (du grec extasis : être hors de soi), c'est-à-dire sur une fusion mystique avec un absolu qui serait ici illusoirement celui du néant, y compris dans des fêtes exceptionnelles, voire dionysiaques, où des émotions et des sensations mimétiques, incontrôlables et vives sont exaltées.

 

- Tendresse naturelle et latence de la sexualité infantile

 

   Pour chaque être humain, le besoin d'aimer est sans doute d'abord éprouvé dès l'enfance au plus près du giron maternel et d'une manière plutôt instinctive que pulsionnelle. En fait, il est possible d'imaginer que le bébé humain ressent, certes inconsciemment, la réalité se­crète et obscure de son lien pénétrant avec la vie, ce lien mêlant, sans qu'il le sache, l'instinct de conservation, qui satisfaisant ses besoins primaires par la tétée, avec l'instinct de protection auquel répond sa mère. Cette dernière est le pre­mier objet d'amour qui apporte au bébé la tendresse odorante de ses caresses, et cette tendresse est associée à d'intenses contacts intimes qui, pour Bachelard, déterminent "une douce chaleur obscure, ins­crite dans toutes les fibres de l'être." [14] C'est du reste dans cet esprit que Novalis avait écrit : "La Nuit te porte mater­nellement et tu lui dois toute ta magnificence. Tu t'évanoui­rais dans l'espace infini si elle ne te retenait pas, si elle ne t'emprisonnait pas pour que tu aies chaud (pour devenir chaleur) et engendres le monde dans une flamme." [15] Cette nuit de l'amour maternel contient deux métaphores, celle du monde qui réchauffe un corps et celle d'une nuit énigmatique qui berce, qui protège et qui nourrit comme une mère.

   Cependant, cet accord entre deux métaphores crée non seulement "le symbole profond d'un pouvoir étranger",[16] mais surtout un concept primitif très réducteur de l'amour qui préfigure un peu cette affirmation de Freud : "L'acte de téter le sein maternel devient le point de départ de toute la vie sexuelle, le prototype jamais atteint de toute satisfaction sexuelle ultérieure."[17] Rien ne saurait certes prouver la vérité de ce fondement sexuel du sensuel, mais ce prototype transcendantal, même virtuel et sans doute mythique, a toutefois l'intérêt de montrer comment le principe de plaisir s'ap­plique pour Freud sur une réalité difficile à saisir, puisqu'il s'agit de celle de besoins qui renvoient à une instinctive source inconnue. Néanmoins, il serait sans doute préférable de considérer qu'il s'agit de la période de latence qui précède la sexualité du futur adulte, donc d'une sexualité seulement virtuelle, prégénitale, et qui n'est pas forcément celle d'un pervers polymorphe immature et frustré. De plus, le stade oral de la succion qui précède celui des baisers n'implique pas davantage de parler d'une sexualité infantile autrement que latente.

   En réalité, la dyade mère-enfant instaure la tendre tonalité affective d'une union solidaire qui associe, lors d'un doux contact avec le sein maternel, la sensualité désérotisée et inachevée d'une succion à un contact fusionnel qui les satisfait ensemble, puis qui inspirera une nostalgie à l'adulte, celle de désirer revivre d'une autre manière "le paradis perdu de la tétée". [18] Ce lointain paradis com­penserait peut-être l'obscur et angoissant silence inhérent à la solitude du bébé, même s'il ne sera jamais possible de revivre l'épreuve chaleureuse de cette toute première protection maternelle. Mais, pour Freud, la nostalgie des traces de l'image maternelle, qui ne disparaîtrait jamais chez la plupart des hommes, déterminerait tous leurs développements à venir. Cependant, cette nostalgie n'est peut-être réalisée que par ceux qui, comme Freud, désirent régresser vers l'objet partiel maternel, voire vers la vie intra-utérine du gi­ron maternel : "Aussi nous replongeons-nous de temps à autre dans l'état où nous nous trouvions avant de venir au monde, lors de notre existence intra-utérine. Nous nous créons du moins des conditions tout à fait analogues à celles de cette existence : chaleur, obscurité, ab­sence d'excitations." [19]

   D'un point de vue éthique, cette régression de la vie psy­chique vers une épreuve intra-utérine semble surtout aléatoire, anarchique, improbable et non désirable, car elle dépossède l'homme de toute cons­cience de soi, d'autrui et du réel quotidien, en produisant l'oubli ou le déni de l'intention d'aimer humainement et véritablement l'autre. Le be­soin d'amour est ainsi absorbé par l'instinct le plus primaire qui soit, celui, narcissique, qui supprime ou qui ignore toutes les différences en cherchant à s'approprier l'amour que l'autre nous donne ou qu'il pourrait nous donner. Le cercle complaisant du narcissisme enferme en fait le nourris­son dans le monde de ses seuls besoins qui ne permettent pas de distinguer les qualités de sa propre mère ni les autres réalités…

 

[1] Jankélévitch, Traité des vertus, Le sérieux de l'intention, 1, Bordas/Mouton, 1968, p.63.

[2] Pour Nietzsche "tout plaisir repose sur la proportion, tout déplaisir sur une disproportion." (§ 155 du Livre du philosophe).

[3] Un ventre en bonne santé : Épicure, Lettre à Ménécée.

[4]  Platon, Philèbe, 65 c : "Il n’y a rien qui soit imposteur autant que le plaisir -  ηδονη απαντων αλαζονεστατον."

[5] David (Christian), L'État amoureux, Essais psychanalytiques, Petite Bibliothèque Payot, n° 175, 1971, p.295.

[6]  Spinoza, Correspondance, lettre XII – À Louis Mayer, NRF. Pléiade, 1954, p. 1097.

[7]   Misrahi, Le Désir et la réflexion dans la philosophie de Spinoza, Gramma, 1972, p.103.

[8] Schopenhauer, Métaphysique de l'amour-Métaphysique de la mort, 10/18,1964, p.71.

[9] Schopenhauer, Métaphysique de l'amour – Métaphysique de la mort, op.cit., p.53.

[10]   Épicure, Lettre à Ménécée.

[11]   Nietzsche, Le Gai savoir, § 283.

[12]  Bataille (Georges), La Littérature et le mal, Idées / Gallimard, n°128, 1980, pp.24 et 166.

[13]  Augustin, Les Confessions, III, 1.

[14]  Bachelard, La Psychanalyse du feu, op.cit., p.72.

[15]  Novalis, Les Hymnes à la nuit, Ed. Stock, p. 81.

[16]  Novalis, Hymnes à la Nuit, Œuvres complètes, I, Gallimard, p.261.

[17] Freud, Leçons d'introduction à la psychanalyse, Œuvres complètes, PUF, XIV, p.324.

[18]  David (Christian), L'État amoureux, op.cit., p.44.

[19]  Freud, Introduction à la Psychanalyse, Payot, p.100.

- Les illusions de l'accouplement

 

   Le besoin d'aimer sexuellement un être humain n'exprime que des tendances instinctives qui se perdent du reste nécessairement dans la vaine ré­pétition insistante des mêmes pulsions libidinales, lesquelles prolon­gent l'instinct de conservation, mais en privilégiant un dérisoire retour mécanique des actes sexuels plutôt qu'une ouverture sur des sentiments accordés avec les différences singulières de l'autre que soi. Plus largement, la répétition physique de la copulation est l'expression d'un don indifférent, inconscient, indéfini et provisoire, voire violent de la nature, qui pousse les forces vitales jusqu'à leur épuisement, sans autre demande et sans autre but que de pro­pulser des tendances libidinales, lesquelles ne sont jamais complètement satisfaites, sans doute parce que ces tendances automa­tiques débouchent sur un inéluctable et mortel retour de l'inorganique, en faisant triompher le retour identique d'une relation avec un rien de précis, avec un presque-rien, ou bien avec l'image lointaine d'un vague état de mort.

   Pour Freud, cette compulsion de répétition inhérente à une libido autodestructrice, cette compulsion dite pulsion de mort, était inséparable de la novatrice pulsion de vie qui fait fi de cette contradiction, à la ma­nière des liens explosifs qui s'instauraient mythiquement entre Éros et Thanatos. En tout cas, cette jouissance répétitive du rien coïncide avec la violence du pou­voir absolu de la mort, [1] lequel détermine le morcellement progressif et inéluctable de toutes les formes vivantes, ainsi que l'agressivité des pulsions dans certains accouplements sadiques. Par exemple, pour Grimaldi : "L'amour n'est en ce sens que l'ivresse saccageuse de sentir la faiblesse d'une autre chair céder sous la fureur dominatrice de la nôtre." [2]

   Dans ces comportements violents de l'amour physique, l'instinct de reproduction et l'instinct sexuel produisent alors deux illusions bien distinctes qui accompagnent les diverses phases de la libido (narcissique ou non) : - soit en instau­rant le primat de l'instinct de reproduction du moi sur le sexuel dans une tendance à la procréation qui obéit au principe de réalité en engendrant un être vi­vant par copulation, fécondation, puis accouchement,  - soit en fai­sant prévaloir l'instinct sexuel qui obéit au principe de plaisir selon le processus commun où deux êtres accomplissent les déterminations de la nature qui tendent égoïstement vers leur satisfaction. Pour le dire autrement, dans la première phase de l'instinct sexuel, l'illusion provient du développement libidinal qui accomplit l'instinct de reproduction en ignorant les réalités qui le détermi­nent, même brièvement, car son processus est l'effet du destin de la procréation, laquelle est l'affirmation de la puissance de la nature qui pousse des corps à se reproduire dans et par la répétition d'un très grossier instinct sexuel qui ne produit que l'union ou la fusion complète de deux organismes monocellulaires. En effet, comme dans la métaphysique de Schopen­hauer, l'instinct de reproduction exprime moins le désir amoureux de réciprocité d'un individu concerné par son rapport à l'autre que la tendance universelle et primitive de la perpétuation de l'espèce humaine, notamment à partir de la jouissance charnelle des individus qui ignorent la réelle fi­nalité de leurs actes, c'est-à-dire que le "vouloir" de la nature utilise le "stratagème" de faire aimer des formes vivantes érotisées pour arriver à ses propres fins.

   La seconde sorte d'illusion inhérente au comportement sexuel est nourrie par la croyance en un rêve d'union charnelle totale qui n'est rien d'autre que le prolongement d'un amour narcissique, ce sentiment étant du reste considéré par Freud comme l'unique réservoir de l'amour.[3] Dans cette forme d'illusion, la li­bido détermine en fait la croyance selon laquelle un dépassement du narcissisme serait possible en produisant une jouissance réciproque, alors qu'en réalité la relation amoureuse s'effectue entre deux égoïsmes sans ego, uniquement dominés par la recherche voluptueuse de l'orgasme, de cette intense jouissance lubrique qui précède la petite mort de la libido, laquelle est au demeurant révélatrice du destin tragique de la chair. D'une manière imagée, dans sa brève et violente culmination, l'orgasme fait penser à l'instant où l'ardente vitalité d'un feu a atteint son but : supprimer son excès d'énergie en sortant de soi et en assimilant ce qu'il dévore. En effet, la sensation inhérente à un orgasme naît d'un bref contact frénétique et fusionnel avec la chair de n'importe quel autre corps, en croyant dominer cette chair dans un instant concentré qui est vidé de toute re­présentation, y compris de souvenirs ou de rêves. Cela signifie que le plaisir de l'orgasme est brutal, impersonnel, démesuré, bas, en tout cas animal, et qu'il ne révèle que la bêtise d'un corps qui a auparavant erré dans le marécage lubrique de sa libido, cette dernière dépendant de surprenantes ignorances, donc bien loin des simples affects qui pourraient être contrôlés par la raison. 

   Dans cette ignorance de l'humain, comme Ibn'Arabi a pu l'écrire, le désir d'aimer l'autre d'une manière unique­ment physique ne conduit qu'à des jouissances so­litaires et égocentriques : "Dans l'amour naturel ou physique l'amant n'aime que pour soi-même le bien-aimé." [4] De plus, la jouissance sexuelle est alors réduite à des organes précis et soli­taires, même si l'orgasme crée l'illusion d'une sortie de soi. Pour cela, ainsi que Lacan en a souligné le paradoxe, un rapport sexuel serait tout à fait impossible à réaliser, sans doute parce qu'une relation uniquement sexuelle n'est jamais une relation complète puisqu'elle ne concerne que les pulsions partielles de deux partenaires qui ont l'illu­sion de pouvoir trouver leur chez-soi dans l'autre, voire qui font comme si un tout autre leur était offert, alors que leur jouissance ne concerne qu'une partie de leur propre corps.

   Peut-on alors ajouter, comme l'a fait Lacan, que "la jouissance, en tant que sexuelle, est phallique, c'est-à-dire qu'elle ne se rapporte pas à l'Autre comme tel" [5] ? Cette affirmation est en fait incomplète puisqu'elle ne concerne que la sexualité masculine. Elle doit donc être complétée si l'on pense, comme Freud, que tous les êtres humains sont bi­sexuels par nature, c'est-à-dire ambivalents, y compris dans le choix des objets de leurs pulsions ; il y aurait donc, en fait, quatre figures présentes au lieu de deux. De plus, pour Christian David, l'ignorance de ces figures serait totale : "Il est impossible de préciser en termes psychanalytiques la nature intrin­sèque du masculin et du féminin." [6] Quoi qu'il en soit, les tendances sexuelles sont ordinairement l'expression d'un besoin de vivre où chacun imagine pouvoir aller plus loin que lui-même, tout en espérant aussi traverser la chair du monde, notamment afin d'en découvrir un sens. Ce qui est impossible, car les tendances sexuelles se heurtent toujours à leurs propres limites avant de dispa­raître. Cela signifie que la satisfaction éprouvée est beaucoup trop brève pour être partagée. Alors, pour compenser cet échec, elle fait intervenir des fantasmes qui leurrent chaque satisfaction, c'est-à-dire ce que Freud considérait comme des "nègres-blancs", c'est-à-dire comme les images de quelques pulsions refoulées depuis l'enfance, en tout cas produites par une surcharge de frustrations. Ne se manifestent en fait dans ces fantasmes que de brèves sensations évanescentes et obscures qui préfigurent sans doute la disparition totale de toutes les sensations, c'est-à-dire leur inéluctable et très mystérieux processus d'affaiblissement qui est inséparable de la vaine répétition des actes sexuels. De plus, cette répétition est étrange, et son étrangeté nourrit sa propre répétition : pourquoi les organes sexuels sont-ils toujours inconsciemment déterminés par des forces naturelles qui demeurent mystérieuses, et pourquoi le mystère de leurs répétitions nourrit-il ces forces déterminantes ? Comme l'a indiqué Bachelard, personne ne sait vraiment pourquoi le mystère de l'amour précède l'amour du mystère : "Puisque la libido est mystérieuse, tout ce qui est mystérieux éveille la libido. Aussitôt on aime le mystère, on a besoin du mystère." [7]

   Ainsi, par delà l'épreuve éphémère et instable des sensations, le be­soin sexuel est-il destiné à disparaître dans chaque épanchement brutal, dans chaque extase où la sortie hors de soi dépasse un simple épanouissement qui dépendrait seulement de la dépense d'une surcharge libidinale ! Pourquoi ? En re­cherchant un plaisir qui serait donné par le corps de l'autre, mais sans pour autant re­connaître la dimension singulière de cet autre, donc en agissant dans le seul but de satis­faire un organe sexuel incapable de s'ouvrir sur la totalité singulière d'un autre corps, l'amour physique ne produit en réalité que des actes solitaires et impersonnels qui sombrent nécessairement dans le précipice d'un très amer plaisir charnel. Pour le dire d'une manière un peu crue, d'un point de vue seulement masculin, après les préliminaires de l'excitation clitoridienne, et après l'ardente pénétration vaginale, l'acmé orgastique finit par vider les canaux spermatiques dans un ovule. Et le feu de la sexua­lité dure très peu ! Il s'épuise vite et il ne renaît qu'en fonction d'autres manques profonds, toujours aussi impossibles à satisfaire. En effet, lorsque l'instinct sexuel est dominé par la tendance d'une pulsion indifférente à toute valeur humaine susceptible de faire prévaloir la singularité des partenaires concernés, il finit par s'enfermer dans la sensation triste ou dans la dépression morbide qui succède à la jouissance intense d'un orgasme. Au pire, l'intensité du plaisir disparaît dans l'ennui qui succède au coït dont l'extase est trop violente pour se prolonger.

   Certes, des caresses peuvent retarder cette chute des sensations dans leurs propres vides, notamment lorsqu'elles découvrent tactilement et tendrement le corps de l'autre. Cependant, le charme des caresses ne dure pas, et l'amour de la seule chair conduit surtout à raviver la tendance bestiale à posséder le corps de l'autre, en faisant un peu penser aux gestes d'un sculpteur qui fa­çonnerait de la matière sans l'empâter. Ou bien, le remplacement de la douceur des caresses par quelques baisers pourrait être le pré­lude pour d'autres intenses voluptés. Mais, en définitive, le seul contact de deux épidermes ne peut faire prévaloir que les plus obscures déterminations des instincts sexuels, tout en ne réalisant qu'un banal, immédiat et brutal appétit qui ne dépasse jamais sa première passivité à l'égard des forces de la nature.

   Du reste, concernant l'approfondissement des inéluctables dérives d'un plaisir simple vers une jouissance mortifère, l'interprétation de Lacan est originale. Pour ce psychanalyste, la jouis­sance serait une fusion primordiale avec la nature qui impliquerait une ré­gression vers un seul objet, originellement maternel, et cette fusion exclurait tout de ce qui empêche la jouissance. Dans ces conditions très particulières qui complètent celles de Freud, le besoin d'aimer physiquement l'autre serait en fait commandé par une transgression œdipienne qui ignorerait toutes les limites et qui ferait fi de la réalité complète des corps concernés : "Le rapport sexuel, il n'y en a pas, mais cela ne va pas de soi. Il n'y en a pas, sauf incestueux. C'est très exac­tement ça qu'a avancé Freud - il n'y en a pas, sauf incestueux, ou meurtrier. Le mythe d'Œdipe désigne ceci, que la seule personne avec laquelle on ait envie de coucher, c'est sa mère, et que pour le père, on le tue." [8] Dès lors, dans la violence de cette transgression, le rapport sexuel ferait intervenir le pouvoir de la mort qui imposerait un rapport non direct avec lui, c'est-à-dire un rapport fantasmé. En fait, pour Lacan, l'ensemble vide inhérent au pouvoir que la mort exerce dans l'amour produirait une sorte de réalité intermédiaire très floue, c'est-à-dire une sorte de fantôme phal­lique qui serait l'objet d'une pulsion fantasmée (anamorphique ou non), c'est-à-dire un substitut fictif qui, dans la donation du phallus à son partenaire, ne serait que symbolique et virtuel : chacun donnant paradoxalement ce qu'il n'a pas.

   Mais, dans ces conditions, comment un fantôme phallique pourrait-il "redéfaire ou trancher" le nœud imaginaire qu'il avait lui-même produit ? Et comment ce nœud, "originellement malvenu" pourrait-il entrer en rapport avec "l'étrangeté de la disparition et de la réap­parition du pénis"[9] ? En réalité, il manque à ces délires symboliques les schèmes qui pourraient les structurer secrètement. Et il leur manque surtout l'idée qu'un corps pourrait aussi être aimé, comme pour Sartre, dans la forme totale de sa présence entière et en situation. [10] Cette forme sensible et sociale permettrait d'échapper à la domination de l'ensemble vide d'un non-rapport entre deux corps, voire au manque fantomatique de la mort qui absorbe la vitalité de toute activité sexuelle.

   Une autre interprétation, celle de Ba­diou, prolonge cependant celle de Lacan. Elle en reprend d'abord la dimension narcissique qui rend impossible toute relation épanouie avec un autre corps, notamment lorsqu'un rapport sexuel sacralise une jouissance solitaire qui rend tout autre lien imaginaire : "La jouissance sera toujours votre jouis­sance. Le sexuel ne conjoint pas, il sépare (…) La jouissance vous em­porte loin, très loin de l'autre." [11] Ensuite, dans ce contexte, la non-relation sexuelle qui, chez Lacan, cédait la place à "un ensemble vide", [12] devient pour Badiou ce qui rend possible une autre sorte de réalité, celle qui actualise une forme d'amour spirituelle et élevée : "L'amour est ce qui vient suppléer au manque de rapport sexuel (…) L'amour est ce qui vient à la place de ce non-rapport." [13] Thanatos est ainsi dépassé… Du reste, ce dépassement rejoint celui des épicuriens et surtout celui de Spinoza pour lequel l'intervention de la pensée de la mort dans la pensée de la vie était considérée comme ab­surde.

   En conséquence, l'acte sexuel est certes vital, mais s'il est surtout naturellement contradictoire (un égoïsme sans ego) et s'il ignore bien sa fin véritable, il peut aussi se mettre au service d'un amour qui l'humanisera ou bien d'une activité psychique qui le sublimera, sans se laisser pervertir par des influences occasionnelles et fantasmées qui le rendraient obscur et violent. L'acte sexuel n'est donc pas nécessairement lubrique, c'est-à-dire seulement emporté par un appétit sexuel effréné. Il peut aussi, comme pour Hegel, rendre un accouplement capable de raison garder, par exemple afin "de trouver la conscience de soi-même dans un autre individu de son espèce, de s'intégrer en s'unis­sant à lui et à travers cette médiation d'enfermer le genre en lui et de l'amener à l'existence."[14] Dans ce cas, une satisfaction (Befriedigung) sublimée triomphe sur le manque inhérent au besoin (Bedürfnis), ainsi que sur la pulsion (Trieb) qui tend à se dépasser, sans que le sentiment de soi (Selbstgefühl) ainsi réalisé puisse nier l'altérité qui rend des mé­diations intellectuelles possibles, notamment celles de la raison qui sont présentes dans un dépassement dialectique (Aufhebung) ou dans une sublimation. Ainsi, un acte sexuel, transfiguré par la conscience qui en éprouve des effets sensoriels réussis, peut-il être réellement soumis à une régulation qui le renforce ou qui le diminue, selon la nature de ses possibles extravagances irrépressibles ou contrôlées, ou bien selon sa capacité très variable de s'associer à l'instinct de domination en quelques dérives sadomasochistes possibles. En tout cas, l'être humain n'est pas seulement déterminé par l'instinct sexuel, car il peut préférer le plaisir d'une communion affective avec l'autre au seul plaisir physique, et il peut s'inventer des réponses culturelles et sociales au delà de l'instinct grégaire, notamment en dévalorisant ses actes lubriques. Il y a en effet un passage possible à partir d'une jouissance égoïste, asociale ou antisociale la plus élémentaire, vers des tendances non sexuelles, humaines et sociales plus larges et plus sereines. Ce passage requiert alors une double détermination naturelle et culturelle, celle d'un besoin corporel instinctif et celle d'une représentation nécessairement liée à des habitudes sociales (éducation, commerce). En définitive, afin de subli­mer l'instinct de domination au delà de l'orgueil et afin de sublimer le besoin d'appropriation au delà de la vanité, aucun être hu­main ne devrait en rester à la satisfaction des seuls besoins naturels de reproduction et de propagation de son espèce.  

 

 

[1]  Pour Georges Bataille, La Littérature et le mal, Idées / Gallimard, 1980, n° 128, p.13.

[2]  Grimaldi (Nicolas), Métamorphoses de l'amour, Grasset, 2011, p.171.

[3]  David (Christian), L'État amoureux, op.cit.,  p.44.

[4]  Ibn'Arabi, Traité de l'amour, Albin Michel, 1986-2007, p.95.

[5]  Lacan (Jacques), Le Séminaire. Livre XX. Encore, 1972-1973. Texte établi par Jacques-Alain Miller. Seuil, 1975, p. 14.

[6]  David (Christian), L'État amoureux, op.cit., p.152.

[7] Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique, Vrin, 1970, p.185.

[8] Lacan, L'Escroquerie psychanalytique, Ornicar ? Bulletin périodique du champ freudien, 1979, n° 17, p. 9.

[9]  Lacan, Le Séminaire, op.cit., pp. 67, 82, 85 et 97.

[10]  Sartre (Jean-Paul), L'Être et le néant, Gallimard, 1943-1963, p.454.

[11] Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l'amour, Champs essais n°993, 2009, p.27.

[12] Lacan, Une pratique de bavardage, op.cit., p. 6.

[13] Alain Badiou avec Nicolas Truong, Éloge de l'amour, op.cit., p.27.

[14] Hegel (G.W.F.) Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques, Philosophie de la nature, β) Le rapport des sexes, § 369, Vrin, 1967, p. 211.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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