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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

VIVRE, MAIS À QUEL PRIX ?

VIVRE, MAIS À QUEL PRIX ?

Problématique

 

1.  Pour vivre, tout corps animé doit se reposer et se nourrir, voire se reproduire pour conserver son espèce. De plus, toute vie est finie, limitée dans l'espace et dans la durée, inéluctablement précaire et mortelle, parsemée d'échecs et injustices donc, pour la conscience des êtres humains, elle est précaire, contingente, pleine de vicissitudes (de bon et de mauvais), angoissante, inconstante, [1] paradoxale, [2] voire absurde,[3] pour être vivant qui est jeté sur terre sans l'avoir voulu. [4]

2. Cependant, lorsque les souffrances physiques ou psychiques sont insupportables, lorsque souffrir est si intense, si horrible, si terrible, si atroce, et trop vainement et passivement présent pour ouvrir sur un avenir ou pour ranimer un passé, alors il devient impossible de penser ce malheur abyssal [5] et violemment bestial [6] qui est une sorte d'agonie, et la vie, devenue totalement détestable, rend nécessaire un acte suicidaire pour s'en débarrasser comme Empédocle qui s'est jeté dans l'Etna, peut-être parce que, pour Schopenhauer, le vouloir-vivre aveugle, jamais satisfait de lui-même, toujours poussé hors de lui-même, conduit à la négation du vouloir. Pour Blanchot, "L'existence paraît, par la souffrance, la misère et le désespoir, si privée de valeur que la mort s'en trouve réhabilitée et la violence justifiée ." [7] Cette attitude nihiliste est pourtant narcissique et inconséquente. Pour Nietzsche elle est due à une fatigue ou à une lassitude de vivre, et cet épuisement vital figerait le devenir en éparpillant sa propre existence…

3. En effet, pourquoi désirer vivre dans des conditions misérables, notamment lorsqu'il n'est plus possible de se nourrir, lorsque la souffrance qui mine un corps malade devient insupportable, lorsque le déclin de la vieillesse entrave toute dignité, même si chacun sait qu'il vit d'une manière irréversible, qu'il est enfermé dans une situation vitale tendue concernant sa réalité précaire et pourtant unique : quelques années dans l'éternité ? Par contre, faut-il plutôt désirer vivre à n'importe quel prix ? Pour le dire plus précisément, faut-il vivre à n'importe quel prix lorsqu'il n'est pas vraiment possible de bien vivre, c'est-à-dire de donner une valeur positive ou une réelle importance à une vie particulière, par-delà toute indignité, faiblesse ou impuissance ? Le prix d'une vie serait-il alors déterminé par la part de souffrances qu'il faut supporter pour attribuer à cette vie un jugement globalement positif ? Mais comment estimer alors le prix de la souffrance et celui du plaisir si l'on entend par prix, non une valeur vénale attribuée à une marchandise comme la rémunération d'une activité par de l'argent, mais ce qui évalue un avantage par rapport à un manque, voire ce qui implique à tout prix des sacrifices ?

4. Le prix d'une vie, si prix il y avait serait conçu au seul sens d'une valeur estimable, et il ne serait pas fondamentalement de l'ordre de l'économie, de la gestion d'une maison, d'une vie sociale déterminée par les règles de l'offre et de la demande, car si l'on admet, comme Marx, que "le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus d’existence social, politique et spirituel dans son ensemble",[8] la conscience de cette détermination n'est pas simple ; elle est indivisément complexe et double, tendue entre des forces naturelles et sociales, individuelles et collectives, intéressées et désintéressées...

5. En fait, rechercher de la nourriture et un abri pour se conserver possède une valeur naturelle qui ne dépend pas matériellement d'un usage, c'est-à-dire d'une valeur individuelle, voire singulière, non échangeable et non modifiable qui serait réduite à ce qui est utile. Car un individu qui vend sa force de travail contre de l'argent pour survivre ne vend pas toute son existence. Aliénée par son exploitation, sa vie ne se limite pas à ses heures de travail : il se repose aussi, s'interroge sur son existence, se conserve, se reproduit, rêve, aime… donc une vie humaine ne saurait être totalement réduite aux conditions extrinsèques de la valeur d'une existence,  ni à des critères objectifs limités et extérieurs, comme dans le pragmatisme qui vise la réussite (la sagesse rend heureux) ou comme dans l'utilitarisme, même si, évidemment l'usage des bonnes choses est nécessaire (il faut manger pour vivre). Cependant, dans toutes ces interprétations, les critères d'appréciation de l'usage variant selon les cultures, les moments historiques, les hypothèses et les idéologies, une problématique pertinente devrait sans doute se constituer à partir de trois perspectives :

-  soit d'une manière religieuse en refusant tout jugement sur la valeur inestimable d'une vie. Par exemple, pour Kierkegaard : "La vie n’est pas un problème à résoudre, mais une réalité qui doit être vécue."[9] Le concept de l'inestimable : La valeur de la vie serait en effet inestimable parce qu'un être vivant, fini et éphémère, ne saurait juger la valeur infinie et éternelle de la vie qui lui a été donnée par Dieu ou par la Nature . La valeur de la vie ne serait pas estimable au sens où l'on ne saurait trop l'estimer, mais au sens où elle est impossible à estimer, à évaluer. Sa valeur dépasse toute estimation. Une existence se spiritualise, se divinise ou bien se matérialise, au gré libre ou non de son devenir, libre lorsqu'elle veut ce qui est possible, mais serve lorsqu'elle désire l'impossible ?

- soit d'une manière banale, au quotidien, uniquement pour survivre. Le vécu au quotidien, jour après jour, peut sembler simple et totalement répétable s'il est passif et serf dans la plate recherche de la satisfaction de supprimer l'extrême dénuement de ses besoins naturels. Alors, pour Blanchot,  "Le quotidien n'est-il pas alors une utopie, le mythe d'une existence privée de mythe ? (…) C'est que, dans le quotidien, nous ne naissons ni ne mourrons : de là le poids et la force énigmatique de la vérité quotidienne." [10] Dans ces conditions, pour Jankélévitch,"le présent n'est qu'une viscosité prolongée, une éternité gluante, enfer ou béatitude." [11] L'être humain vit d'une manière impersonnelle une sorte d'égoïsme sans ego… Pourtant, cette vie banale et inaccomplie peut être niée par la spontanéité d'instants présents qui n'imitent pas les instants passés, mais qui découvrent, par la puissance du désir qui dépasse les besoins en rendant la temporalité discontinue, la jouissance d'une ouverture sur l'éternelle vie de la Nature. En effet, pour Bachelard, "Comment ne pas voir ensuite que la vie c'est le discontinu des actes ? (…) Si l'on regarde l'histoire de la vie dans son détail, on s'aperçoit que c'est une histoire comme les autres, pleine de redites, pleine d'anachronismes, pleine d'ébauches, d'échecs, de reprises." [12] Ctte ouverture signifie, pour Blanchot, "Qu'en mangeant je ne me nourrissais pas seulement pour vivre, je jouissais déjà de la vie, m'affirmant moi-même, m'identifiant à moi dans cette première jouissance." [13]

- soit d'une manière philosophique en vivant pour la vérité. Dans ce cas, comme Nietzsche il faudrait vivre dangereusement pour surmonter toute négativité en aimant son destin, [14] voire en aimant souffrir [15] ou bien il ne faudrait pas décider de vivre à tout prix pour philosopher, c'est-à-dire apprendre à mourir pour Platon, car la mort n'a pas de prise sur l'âme pensante)

6.  En réalité, toutes ces perspectives posent le problème global de la valeur de la vie, sachant que cette valeur est la valeur suprême, celle qui détermine toutes les autres, puis, plus particulièrement, la difficile  évaluation d'une existence humaine. [16] Ce serait donc une grande bêtise que de nier la valeur de la vie, même si elle paraît parfois sans but pour les êtres humains, car elle est inséparable de toutes les vies possibles dans l'éternité de la Nature. En tout cas, on aime la vie parce que l'on vit, car c'est la vie qui s'aime ainsi elle-même… De plus, l'existence de chacun se réalise à partir de sa dou­ble nature (sensible et in­tellec­tuelle) en s'ouvrant sur sa propre totalisation raisonnable, singulière et libre, qui n'est jamais tota­lement achevée ni achevable. Et cette totalisation reste humaine dès lors qu'elle permet à chaque singularité de se réaliser, d'être responsable en restant fidèle à ses primes engagements libres, en choisissant ses ren­contres et en maîtrisant certains hasards d'une existence, même vieillissante et mortelle. Surgit alors une grandiose joie de vivre à répéter comme Nietzsche, y compris dans un rapport innocent et parfois cruel avec sa mort prochaine : "Et il ne me suffit pas d’avoir témoigné cela. Il vaut la peine de vivre sur la terre : un jour, une fête en compagnie de Zarathoustra a suffi pour m’apprendre à aimer la terre. « Est-ce là – la vie ! » dirai-je à la mort. « Eh bien ! Encore une fois ! »"[17]

 

 

 

[1] "La vie est un songe un peu moins inconstant." (Pascal, Pensées 386).

[2] Le paradoxe de la vie est de s'appauvrir lorsqu'elle se fige sur des certitudes (car elles sont vaines et favorisent parfois le dégoût d'exister), et de s'épanouir lorsqu'elle s'oublie et se réalise dans l'amour.

[3] "Nous nions les causes finales : si l'existence en avait une, elle l'aurait atteinte. " (Nietzsche, La Volonté de puissance, II, §8) - "Si la vie est misérable, elle est pénible à supporter; si elle est heureuse, il est horrible de la perdre. L'un revient à l'autre." (La Bruyère)

[4] L'homme est jeté sans raison dans la contingence du monde, pour rien. Il est de trop. Sartre parle de facticité. C'est à l'homme de s'inventer des raisons, des valeurs (par exemple celle de sa liberté).

[5] "La souffrance est souffrance, lorsqu'on ne peut plus la souffrir et, à cause de cela, en ce non-pouvoir, on ne peut cesser de la souffrir. Situation singulière. Le temps est comme à l'arrêt, confondu avec son intervalle. Le présent y est sans fin, séparé de tout autre présent par un infini inépuisable et vide, l'infini même de la souffrance, et ainsi destitué de tout avenir : présent sans fin et cependant impossible comme présent; le présent de la souffrance est l'abîme du présent, indéfiniment creusé" (Maurice Blanchot, L'Entretien infini, p. 63).

[6] "L’homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme."  (Deleuze, Francis Bacon - Logique de la sensation, La Vue le Texte,  la Différence, 1981, pp. 21, 23, 19, 20, 30).

[7] Blanchot, L'Entretien infini, p.270.

[8] « Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus d’existence social, politique et spirituel dans son ensemble. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, mais c’est au contraire leur être social qui détermine leur conscience » (Marx, Critique de l’économie politique, p.13).

[9] Sören Kierkegaard, Traité du désespoir (1849)

[10] Blanchot, L'Entretien infini, pp.355, 357, 358, 359, 360, 364, 365, 366.

[11] Jankélévitch (Vladimir), L'aventure, l'ennui, le sérieux, p. 66.

[12] Bachelard, L'Intuition de l'instant, Gonthier-Médiations, 1973, pp. 22, 23 et 24.

[13] Blanchot, L'Entretien infini, pp. 195, 196.

[14] "Croyez-moi ! Le secret pour récolter la plus grande fécondité, la plus grande jouissance de l'existence, consiste à vivre dangereusement ." (Nietzsche,  Le Gai savoir, § 283) "L'état suprême auquel puisse atteindre un philosophe : avoir en face de l'existence une attitude dionysiaque : voici la formule que je propose : amor fati." (Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t. II, Introduction, § 14, p. 229-230).

[15] Pour Nietzsche : "Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore – c'est une dure vérité, mais une vieille, puissante, capitale vérité humaine – trop humaine (…) Sans cruauté, pas de fête : voilà ce qu'enseigne la plus vieille et la plus longue histoire de l'homme." (Généalogie de la Morale, II,6)

[16]  Exister, (du latin existere : sortir de), c'est tendre hors de soi, hors de chacun de ses moi psychologiques provisoires…

[17] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883 - (Also sprach Zarathustra - Ein Buch für Alle und Keinen), traduction française: Henri Thomas, Gallimard, Livre de poche, 1963, n° 987 et 988, Le chant d'ivresse, 1, p. 261.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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