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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La simplicité de l'âme

L'Ange oublieux de Paul Klee

L'Ange oublieux de Paul Klee

 

La simplicité de l'âme

 

 

  

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Détail d'un tableau de Elise PERRIN-DESTRAZ

 

 

   Pour conceptualiser clairement, il faut se donner un projet et une méthode, c'est-à-dire des moyens pertinents pour atteindre cette fin. Mais comment ? En fait, lorsque l'idée intuitive du simple est interrogée par une conscience, elle lui apparaît immédiatement au cœur de l'acte qui vise cette simplicité notamment lorsque cet acte indivisible se saisit simultanément comme fin et comme commencement. Or cet acte est-il simple parce qu'il se suffit à lui-même ou bien parce qu'il est indivisible ? Sans doute pour ces deux raisons, notamment parce que le projet du simple ne relève pas d'un commence­ment abstrait et quantifiable, mais de l'épreuve concrète qu'un homme peut faire de lui-même en tant que libre singularité qui veut découvrir sa propre capacité de se réaliser librement en donnant un possible esprit de simplicité à la complexité de sa singularité. Certes, chacun découvre d'abord en lui une inévitable tension entre ses multiples épreuves existentielles et sa volonté de clarté intellectuelle, donc de simplicité. Mais, s'il veut philosopher simplement, c'est sans doute pour échapper à la violente complexité de son existence singulière. Du reste, Nietzsche n'éprouvait-il pas cette exigence de clarté lorsqu'il écrivait : "Se rendre maître du chaos intérieur, forcer son propre chaos à prendre forme; agir de façon logique, simple, catégorique, mathéma­tique, se faire loi, voilà la grande ambition." [1] ?

   Afin d'effectuer sa propre maîtrise, afin de sortir de sa complexité initiale, faut-il suivre une seule méthode ? En réalité deux voies peuvent conduire vers quelque simplicité, ces voies correspondant à deux formes d'intuition : l'une intellectuelle (formelle, donc pure) et l'autre sensible (y compris composée).

   Pour commencer, une intuition intellectuelle ne manque pas de clarté puisqu'elle est le fruit de la pensée conceptuelle qui synthétise en rapportant l'inconnu au connu, un symbole à son sens, une partie à son tout. Par exemple, l'intuition spinoziste du deus sive natura fait coïncider un concept avec sa réalité, Dieu avec la Nature. Cette intuition exprime l'immuable, l'éternel, et rend ensuite possible une autre perspective, toute différente, celle d'un ouvert pragmatique sur une sagesse.

   Une intuition sensible, en revanche, concerne le devenir intense et instinctif de la vie matérielle comprenant l'élan vital qui l'informe, une durée hétérogène, plus ou moins continue, ainsi qu'une vie intérieure dans son effort de spiritualisation… Cette intuition est pour Bergson une donnée immédiate qu'une pensée (voire le sens commun) peut spontanément saisir au vol. Elle est en effet un geste vital extatique, une sortie de soi sub specie materiae qui, selon le philosophe, cherche à coïncider par sympathie, avec le cœur mouvant du réel, c'est-à-dire avec l'unicité inexprimable d'un objet[2]. Cette intuition veut atteindre directe­ment, par une expérience intégrale et instantanée, le cœur du senti, une réalité intime dans l'appréhension de sa propre existence.

   C'est ce que fait du reste Bergson dans l'intuition dynamique de la durée réelle ou dans celle de son moi profond, fondamental, spirituel, donc libre. Pour lui, cette intuition métaphysique, c'est-à-dire de l'ordre de sa philosophie première inspirée par le simple, n'est cependant jamais complètement atteinte. Mais elle est la lumière spirituelle qui accompagne toute intériorisation (comme dans un souvenir par exemple). Elle s'éprouve elle-même en effet dans sa simplicité concentrée en un seul point : "En ce point est quelque chose de simple, d'infiniment simple, de si extraordinaire­ment simple que le philosophe n'a jamais réussi à le dire. Et c'est pourquoi il a parlé toute sa vie." [3] Ce point est en fait un schème (une image mentale purifiée et rayonnante) qui correspond surtout à une intuition sensible, car le contact avec l'intuition de son propre moi intime est parfois prouvé par la joie qui en est le fruit. Pour un philosophe, de multiples schèmes intimes ou externes sont pos­sibles ; ils vibrent tous différemment au cœur de chaque singularité. Par exemple, concernant la matière pour Berkeley, Bergson propose le schème mixte suivant (sensible et intellectuel) : "Une mince pellicule transparente située entre l'homme et Dieu." L'intuition simple d'un schème, quel qu'il soit, précède en effet toutes les analyses de la réalité complexe, ainsi que toutes les images que cette intuition mettra en mouvement dans la réalité matérielle.

   Néanmoins, cette métaphysique de l'expérience intégrale - constituée par l'intuition de la durée pure, inhérente à chaque moi, qui s'intériorise de manière imprévisible en visant sa propre perfection - ne cherche pas à penser conceptuelle­ment son rapport à l'intemporel ou à l'éternité de la Nature. Elle privilégie en effet pour chacun, selon Bergson, la visée d'une coïncidence absolue avec la durée spirituelle et subjec­tive qui l'anime, y compris avec les palpitations de sa propre âme. Elle délaisse donc le concept du seuil qui permettrait d'interroger le pli du matériel et du spirituel, voire de buter contre l'infini. Car il y a peut-être un butoir que Bergson écarte, celui qui imposerait un rapport partiel et mixte (sensible et intellectuel) de chaque existence singulière avec l'Infini, sachant que l'unité de l'Esprit, du reste visée par l'esprit de simplicité, est inaccessible à une pensée humaine.

    Cette interprétation dualiste de Bergson a néanmoins le mérite d'être créatrice et de refuser un constant parallélisme entre l'âme (capable de s'intérioriser dans de purs souvenirs permanents) et le corps (qui mémorise mécaniquement et provisoirement à la manière des perroquets). Dès lors, il est vraiment possible à l'homme de choisir. Et c'est peut-être faire preuve de bon sens que de bien distinguer une asymétrique relation entre la veille et l'inconscience, la lucidité et l'oubli. L'âme ne crée-t-elle pas en effet un plus qui serait le fruit de cette asymétrie, notamment dans sa capacité de viser le simple, pendant que le corps se divise mécaniquement, s'éparpille dans ses actions utilitaires ou pragmatiques ? Il est alors possible de choisir, comme Bergson, à partir de deux mémoires distinctes, celle de l'espace corporel et celle de l'âme, celle des mécanismes moteurs (habitude, récitation) et celle (globale et pure) des souvenirs indépendants.

   Ces derniers paraissent alors à la fois idéalisés en étant fidèles, poétiques et heureux, et synthétiques en fondant la continuité d'une existence. Et, l'intuition de cette continuité, de cette durée intime, libère d'une insertion mécanique dans la matière, seule cause possible de l'oubli. N'y aurait-il pas en effet, si l'on supprime tout rapport asymétrique entre l'âme et le corps, une absorption (voire une réduction) de la liberté de l'âme dans l'existence bornée d'un corps ? En fait, lorsqu'il y a une chute de la conscience dans la matière, dans l'espace-temps du monde, il n'est pas impossible d'entendre encore l'écho de la durée intime d'un moi qui ne se reconnaît pas dans ses oublis, dans toutes ses défaillances de la mémoire physique ; une amnésie n'étant qu'un éparpillement de la pensée pratique, donc corporelle, dans une multiplicité de sensations…

   Or, même en obéissant à ses propres mécanismes physiques, la mémoire n'est pas seulement un phénomène d'enregistrement des perceptions. Liée à l'imagination, elle est aussi créatrice. C'est ainsi qu'un souvenir apparem­ment oublié peut redevenir présent après une transformation sélective. Cette abréaction, est certes fugitive, mais elle éclaire sereinement l'existence. Le souvenir fait ainsi rayonner sa simplicité au cœur d'un nouvel instant. Il est la discrète lumière d'une conscience fidèle à son passé, mais qui est aussi librement source de son avenir. Pour Bergson, il suffit de choisir : "Tu choisis avec une précision et une délicatesse extrêmes, parmi tes souvenirs, puisque tu écartes tout souvenir qui ne se moule pas sur ton état présent." [4]

   Alors qu'en fait nous ne mémorisons mécaniquement, physiquement, qu'une rhapsodie de présents vécus aléatoire­ment, le souvenir modifie le passé de chaque homme en fonction de ses nouveaux projets et en donnant l'illusion d'une continuité à une durée pourtant interrompue à chaque nouvel instant. Ainsi le souvenir ajoute-t-il aux banales perceptions d'un moment une vague lueur blanche et pure, une sorte d'aura, de halo subtil presque immatériel, qui dépasse tous les faits de mémoire en créant un rayonnement qui n'est rien d'autre que celui de l'activité d'une imagination alimentée par les rapports asymétriques du matériel avec le spirituel.

   En définitive, l'origine étymologique du mot souvenir (en latin sub mentem venire) indique bien son sens fondamental : un souvenir est ce qui vient dans l'intimité de l'esprit, soit spontanément (inconsciemment), soit volontairement. Il est au mieux un acte intellectuel qui, comme une vibrante lumière, refuse la dissolution de la pensée authentique, intime, simple et inconnaissable de chacun.

   Ce projet spiritualiste de Bergson que je rejoins pour l'essentiel est pourtant différent de mon point de vue plus relatif. Car je ne cherche pas quelque union mystique avec l'absolu, quelque union qui n'a d'ailleurs jamais été atteinte avec la simplicité de la Nature. En fait, la démarche de Bergson me semble conduire au mysticisme, seule possibilité pour mettre chacun en contact avec l'absolu, comme chez Silesius qui a pertinemment supprimé pour cela la violence du sacré : " L'âme devient Dieu quand elle est reçue en Dieu." (…)"Ô être sans égal ! Dieu est tout hors de moi, et tout en moi aussi, et tout entier là-bas, et tout entier ici !" (…) "Je suis aussi grand que Dieu, Il est aussi petit que moi ; Il ne peut-être au-dessus de moi, ni moi au-dessous de Lui." [5]

   En tout cas, Bergson ne veut pas construire ce que je vise, c'est-à-dire une philosophie du raisonnable, sans fusion ni séparation, qui préfère interroger distinctement la totalité spirituelle et matérielle de la Nature en privilégiant le point de vue des concepts, donc celui du relatif et du probable. Car, dans ma propre démarche, vivre simplement implique d'agir paisiblement, librement et raisonnablement en assumant sans désespoir ma propre finitude qui s'efforce de créer du positif au-dessus du négatif.

   Cependant, je rejoins Bergson lorsqu'il manifeste son esprit de simplicité en doutant de ses intuitions les plus intimes, précisément lorsqu'il rapporte ces dernières au concept d'insertion (dans la matière). Dans sa conférence intitulée L'Âme et le corps [6], le philosophe hésite et s'interroge vivement. Qu'est-ce que cette chose qui crée du nouveau en dehors d'elle et en elle-même, et qui crée d'une manière imprévisible ? Bergson répond que c'est le moi, c'est-à-dire l'âme, ou bien l'esprit (§ 31). Parlant de la vie de l'âme, il l'identifie à l'indépendance de la conscience (ou de l'esprit) pour mieux la distinguer du cerveau, qui n'est pour lui qu'un organe de pantomime, de mémoire mécanique des mots et d'attention à la vie.

   Ce point de vue spiritualiste me paraît notamment pertinent lorsqu'il pense l'insertion de l'esprit dans la matière en refusant le fameux parallélisme rigoureux et constant, chez Leibniz et Spinoza, entre l'âme et le corps, entre l'acte créatif de l'esprit et la finitude matérielle du cerveau. Il écrit : "L'âme exprimant certains états du corps, ou le corps exprimant l'âme, ou l'âme et le corps étant deux traductions, en langues différentes, d'un original qui ne serait ni l'un ni l'autre : dans les trois cas, le cérébral équivaudrait exactement au mental. " (§ 39) Or un plus, créé par l'âme, empêche cette dernière d'être un simple reflet du corps.

   La conclusion de Bergson serait simple si elle en restait à la qualité de ce plus (et non à un contenu quantifiable, donc également interprété d'un point de vue matériel et scientifique). Le plus, créé par l'âme, pourrait n'être qu'un acte indivisible, infini dans sa volonté spirituelle, et d'une autre fonction que celle du cerveau… Ce qu'il est sans doute. Mais le philosophe n'en reste pas à cette simple intuition spirituelle, il veut dialoguer avec la science, il veut donc aussi prouver ses hypothèses par des faits. Il compare alors les contenus finis du cerveau (qui n'ouvrent que sur la répétition indéfinie du fini) avec les contenus de l'âme, en précisant "qu'il y a infiniment plus, dans une conscience humaine, que dans le cerveau correspondant" (§ 42). Cette réponse dualiste fait alors problème, car il manque le concept du seuil qui rendrait peut-être légitime une relation seulement qualitative pour ne pas interrompre le devenir du temps subjectif. L'intuition de la créativité de l'âme ne lui suffisait donc pas pour penser la simplicité.

   Mais comment Bergson cherche-t-il tout de même à échapper à la rigidité du dualisme ? Une intuition simple de la totalisation du spirituel et du matériel étant pour lui impossible, il préconise alors un mouvement de l'esprit (simple) vers la matière (divisible, donc complexe). Ce mouve­ment simple est posé par l'intuition d'une mystérieuse profondeur créatrice qu'il serait sans doute préférable, selon moi, afin de ne pas la quantifier, de nommer intériorisation. Cette dernière vise bien la simplicité inhérente à la vie spirituelle lorsque, dans un souvenir, elle rayonne et rend possible la cohérence d'une vie intime. Il ne s'agit donc pas, alors, d'un approfondisse­ment de son propre moi, avec des approxima­tions croissantes, mais de la simplification qui est nécessaire à toute participation réelle avec la source infinie de la vie et avec autrui : "Nous serrons de près notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore, dans l'âme d'autrui." (§ 45) 

    Quels que soient les mots utilisés par Bergson, son nominalisme le lui permettant, le cheminement de sa pensée est d'une prodigieuse clarté et sobriété, même si, dans la polarisation indéfinie du spirituel et du matériel, non symétrique et sans intermédiaire, il n'y a pas pour lui de seuil conceptuel possible, hormis celui de l'insertion de l'esprit dans la matière par l'intermédiaire du cerveau. Mais ce concept d'insertion n'est en fait tourné que vers la matière, vers l'action, vers le langage. Et, lorsqu'il n'opère plus, comme cela est constaté dans les dégénérescences mentales, l'esprit "sent la réalité se dérober sous lui" (§ 48). Isolé, l'esprit pourtant subsiste en tant que force créatrice et vitale, encore capable d'animer la matière… Sur l'autre versant où l'intériorisation approche le fond de la réalité spirituelle, sympathise spirituellement avec l'absolu comme dans l'unicité de l'image invariable d'un souvenir, l'intuition se retourne sur elle-même et commence son enracine­ment, certes non réciproque, dans le relatif : "Plus profond sera le point que nous aurons touché, plus forte sera la poussée qui nous renverra à la surface. L'intuition philosophique est ce contact, la philosophie est cet élan." [7]

   Dans ces conditions, il est aisé d'imaginer, et non de concevoir, comment une métaphysique de la durée subjective, fondée sur l'intuition d'une donnée immédiate et approximative, parvient à sympathiser réellement avec "une âme qui s'ouvre." [8] Mais, pour admettre cette intuition, il faut dépasser tout contact et imaginer une mystérieuse fusion absolue de tous les éléments hétérogènes qui constituent une singularité, comme c'est certes le cas dans un pur souvenir. Il faut aussi imaginer la création d'un acte simple de l'esprit qui ne sera pas directement impliqué dans sa propre durée d'intériorisation continûment libre : "Je crois bien que notre vie intérieure tout entière est quelque chose comme une phrase unique entamée dès le premier éveil de la conscience, phrase semée de virgules, mais nulle part coupée par des points. Et je crois par conséquent aussi que notre passé tout entier est là, subconscient… " (§ 57) Dans cette perspective heureuse qui fait prévaloir la croyance en la continuité du vécu, sans tenir vraiment compte des marasmes et des intervalles dans la durée, la vie de l'esprit ne se réduit plus à son insertion dans la matière, et sa propre mort semble pour ainsi dire différée !

 


[1]   Nietzsche (Friedrich), La Volonté de puissance, Gallimard, t. II. 4. § 450.

[2]   Bergson (Henri), La Pensée et le Mouvant, édition du centenaire, PUF,  1963,   

     Introduction  à la métaphysique, p.1394.

[3]  Bergson (Henri), La Pensée et le Mouvant, op.cit., pp. 1347 et 1356.      

[4] Bergson,  L'Énergie spirituelle, op.cit., Puf, p.100.

[5] Silesius (Angelus), Le voyageur chérubinique, Payot & Rivages poche, 2004,

    VI. 171, IV. 154,  I. 10.   

[6]  Bergson (Henri), L'Énergie spirituelle, éd. du centenaire, PUF, 1963, p. 836.           

[7] Bergson (Henri), La Pensée et le Mouvant, op.cit., p. 1361.

[8] Bergson (Henri), Les Deux sources de la morale et de la religion,

    op.cit.,  p. 1028.

 

 

 

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 Henri Bergson

 

  

   Néanmoins, une autre hypothèse que celle de Bergson, plus raisonnable selon moi, est possible. L'insertion de l'esprit dans la matière pourrait s'effectuer sur la pointe d'un seuil, sur un intervalle qui serait habité par l'élan d'une subjectivité, à partir d'un moment paisible d'ataraxie ou d'apathie, et avant de s'ouvrir sur un nouvel instant libre. Ce seuil, cet espace intermédiaire concentrerait le dynamisme d'une pensée suspendue, retenue, mais en train de naître, de se créer, de s'ouvrir. Et, pour imaginer cette ouverture, il suffirait de distinguer l'instant libre où elle commence à agir et la durée indéfinie et discontinue du déploiement de l'Esprit qui contient la virtualité de nouvelles décisions. En définitive, pour effectuer cette distinction, il faudrait bien se trouver sur le seuil qui ouvre soit sur le simple, soit sur le complexe. Car la métaphore du seuil distingue deux concepts : une simple présence immédiate (indivisible) et une tension dynamique entre avant et après.

   Par ailleurs, d'autres voies pour manifester l'esprit de simplicité seraient également possibles, notamment en allant du complexe vers le simple, et encore à partir du seuil où se constitue une liberté im­prévisible et impensable ; par exemple en visant la source simple et lumineuse du Bien. Car le problème inhérent à l'idée du simple permet à celui qui le veut, et à sa manière, de s'inventer son propre chemin. Et, pour cela, chacun peut se laisser inspirer par la simplicité infinie de l'Esprit de la Nature, même s'il en ignore la réalité. En se voulant libre, il se situe en effet sur un seuil où, incapable d'accéder à l'infini, il a l'intuition mystérieuse d'être, dans l'instant fulgurant de sa décision, touché et inspiré par cet infini.

   Ensuite, en dehors du contact fulgurant de cette brève intuition avec l'Esprit infini de la Nature, ne pourront surgir que des réponses changeantes, embarrassantes, pas encore découvertes ou inventées, qui ne concerneront que les réalités indéfiniment mesurables et complexes des mondes matériels. En tout cas, la simplicité de l'Esprit de la Nature demeure une réalité non mesurable, donc une valeur incomparable. Et cette réalité, ni relative ni changeante, n'est pas absolue au sens où elle serait totalement refermée sur elle-même, car elle est la source vive de toutes nos inspirations. Elle me permet d'agir, y compris à partir d'un vide où je me prépare à mieux penser ; ou bien elle crée une action rayonnante en toutes choses, sans perdre ni son infinité ni sa simplicité. Enfin, pour l'homme, la valeur simple de la réalité de l'Esprit se mani­feste surtout en tant qu'il se sait capable de raisonner, c'est-à-dire capable de poser formelle­ment, au cœur de sa propre finitude, la valeur infinie de l'Universel.

   En dehors de toute réflexion guidée par une démarche mystique, religieuse ou théologique, comment clarifier ce que pourrait signifier l'âme dans une recherche du simple ? Comment conceptuali­ser cette réalité supposée au cœur de chaque singularité, et même si elle peut la dépasser ? Inspiré par l'hypothèse cartésienne selon laquelle toute vérité à découvrir devrait être simple, afin d'être indécomposable, mais aussi plutôt claire et distincte, donc compréhensible, je suppose que mon âme, comme celle de tout homme, doit être simple, c'est-à-dire ce qu'il y a d'indivisible en chacun. Cependant, cette âme ne saurait être, comme pour Philolaos (485-385), une simple harmonie entre les parties du corps. Car, si harmonie il y a peut-être parfois, elle dépend forcément de l'âme qui la crée.

   Cette dernière devrait donc plutôt être pensée comme une mystérieuse action, ou plutôt comme un acte spirituel qui exprime une création, un plus qui relève de l'Esprit de la Nature naturante et non de la matière. Ce plus, qui engloberait le corps avec vigueur, rendrait possible de penser et d'agir simplement, notamment parce que cet acte créateur apparaîtrait à chaque nouvel instant où une pensée se voit intuitivement dans sa capacité de rayonner pleinement, aussi bien dans ses dons aux autres que dans ses retraits (notamment pour les accueillir). Ensuite, la conscience singulière de cet acte devrait rester non imagée, donc sans chercher à lui ajouter quelque grandeur complexe.

   Cependant, sachant qu'il est difficile de penser son rapport à la totalité du réel (sensible et abstrait) sans utiliser des symboles, donc des pensées imagées, il est nécessaire de considérer les métaphores, ces pensées imagées très condensées, comme des tremplins pour aller vers des concepts, comme des ponts entre l'obscur et la lumière, l'indistinct et le distinct. Il est alors acceptable de supposer que des images de l'âme pourraient exprimer quelques perspectives pertinentes de sa réalité. Par exemple, différemment de Swedenborg qui considère que l'âme "se revêt du corps" [1], Maître Eckhart [2] veut rapporter l'âme à une seule image : "L'âme est si simple en elle-même qu'elle ne peut jamais avoir présente qu'une seule image. Quand elle perçoit l'image de la pierre, elle ne perçoit pas l'image de l'ange, et quand elle perçoit l'image de l'ange, elle n'en perçoit aucune autre (…) Si elle percevait mille anges, ce serait tout autant que deux anges, et cependant elle ne percevrait pas plus qu'un seul." (p.108) Certes, l'image d'un ange est à la fois surnaturelle et anthropomorphe. Comment pourrait-elle être autrement ? Mais elle a le mérite d'expri­mer l'élan d'un point de vue simple. Si l'âme de chacun est en Dieu, en contact avec Dieu (p. 112), elle imite nécessaire­ment à la fois son retrait (en sa propre perfection) et son don gracieux par amour (pour chacun). Dès lors, elle ne peut donner que ce qu'elle a reçu, et elle ne peut aller que là où va sa création, que là où un ange apparaît, que là où Dieu est : "La véritable image de l'âme est celle où n'est formé rien d'extérieur ni d'intérieur, sinon ce que Dieu est lui-même. L'âme a deux yeux, l'un intérieur, l'autre extérieur." (p.109)

   Il est pourtant paradoxal et vain de se référer à des images, à des représentations intermédiaires, car la simplicité de l'âme (en tant qu'acte de synthèse du corps) devient aussitôt complexe et paradoxale lorsqu'un je la pose comme une réalité imagée qui n'agit plus. Cette réalité devient une chose pour soi, pour moi, pour ma conscience singulière inséparable de ma propre situation dans le monde des hommes ; elle n'est plus un simple acte d'englobement de soi. Je devrais donc me taire à son sujet et en rester à ma première affirmation non imagée, certes hypothétique, sans chercher à la prouver. Et me taire serait alors un acte simple eu égard aux variations de ma conscience, ainsi qu'à sa concentration volontaire qui est nécessaire­ment tendue.

   Je ne retiens pourtant pas cette hypothèse qui laisserait parler les autres à ma place. Si mon âme est aussi simple que celle des autres ne devrait-elle pas le prouver ? Pour cela, il faudrait pouvoir comparer les âmes, ce qui est absurde puisque j'ai supposé que "mon" âme (celle dont je parle) est un acte simple et créateur de ma propre cohérence, non dans une dimension seulement sensible, non en tant que réalité exprimant toute ma singularité, mais comme l'acte qui réalise la vérité simple de mon corps qui est ainsi spiritualisé par son rayonnement sensible et intellectuel, indivisé­ment, et même en dehors de toute conceptualisation.

   Néanmoins, comment faire parler cet acte, sans trahir sa simplicité originelle qui fait penser à l'action d'une source mettant en place toutes les disjonctions du réel, et notam­ment celles de donner ou de recevoir un sens, en risquant de chercher la seule satisfaction de sa propre singularité ? Que peut alors signifier cette possible simplicité originelle de l'acte de l'âme ? Rien si je ne la rapporte pas à une existence complexe où elle s'élargit et se trahit parfois, quel que soit l'homme qui l'interroge. Car nul ne saisit d'où vient son âme. Chaque intuition originelle la révèle comme un acte simple ; ce qui laisse supposer qu'elle émerge d'un rapport au neutre qui ignorait au préalable les contradictions du pur et de l'impur, de l'acte et du repos, aussi bien que sa propre possibilité d'ouverture du simple vers le complexe, d'un don vers son retrait. Ensuite, la tension inhérente à tout acte de penser orienterait l'âme vers la complexité du sensible où elle se déploierait en risquant de se perdre.

   Dans cette hypothèse, je ne fais pas prévaloir, comme Descartes une âme solitairement pensante et psychologique, enfermée dans un corps, mais un acte originel, un acte primordial et créatif, une force active capable aussi bien de sentir que de penser, sans se diviser, sans séparer ses deux facettes dynamiques, certes asymétriques. Car la relation au neutre à partir de laquelle l'âme surgit sans doute, peut inspirer à chacun de créer de nouvelles pensées libres, sans savoir au préalable comment commencer, mais seulement pour commen­cer à exprimer la simplicité d'un acte libre, afin de réaliser peut-être cet acte dans et par un choix raisonnable, voire moral.

   Mais pourquoi une âme voudrait-elle aller de sa propre clarté, de sa propre simplicité active - qui ne requiert pas l'intuition de quelque infini de petitesse puisqu'elle est totalement agissante dans son acte - vers l'obscurité de son expansion à la fois intellectuelle vers un savoir incomplet, et sensible vers un pouvoir ? Sans doute parce qu'elle s'étonne de se trouver sur le seuil de l'éternité, sans se reconnaître elle-même éternelle.

   Par conséquent, lorsqu'elle prend conscience de son bref et fulgurant rapport avec l'infini qui la crée peut-être, l'âme ne saurait être distinguée de la pensée sensible. Elle se déploie dans ces conditions, soit dans la clarté du raisonnable, soit dans l'obscurité et dans la passivité du chaos des sensations. Et elle ne se reconnaît jamais dans la puis­sance souveraine de son propre vouloir. Pourtant, lorsqu'elle est tendue entre le fini et l'infini, elle agit encore secrètement en chaque conscience singulière (qui se veut lucide) et humble (eu égard à sa décision d'être responsable de la terre). Car c'est bien l'âme qui inspire peut-être la volonté de décider de créer (ou non) un rapport fécond avec la perfection qu'elle pressent dans de multiples épreuves : par exemple dans la joie de penser ou bien dans l'éclairage de la raison qui s'ouvre sur l'universalité de quelques structures simples et permanentes. Elle inspire sans doute aussi toute libre création ouverte sur le contenu imprévi­sible de son avenir. À chaque nouvel instant, chaque conscience singulière, incar­née dans sa propre finitude corporelle, au bord de l'infini, crée ainsi librement différentes œuvres en fonction de l'acte simple d'une âme qui englobe et éclaire ce qu'elle sent, comme lorsqu'une mélodie parvient à purifier notre enracinement terrestre.

   L'âme inspire ainsi à chacun son propre rayonnement, sa propre mesure in­tellectuelle et sensible. Dès lors, chaque fois que prévaut l'acte libre de commencer à voir, à penser ou à aimer, les hiérarchies sociales, politiques ou religieuses s'effon­drent, et chacun peut devenir naturellement et vrai­ment moral (allant de l'oubli provisoire de soi vers le souci des autres), ou bien capable d'un simple don généreux, c'est-à-dire d'un acte vertueux qui vise tous les donataires possibles…

   En définitive, selon mon hypothèse la plus probable, l'âme ne serait pas une substance éternellement parfaite et identique à elle-même, mais plus probablement la réalité insaisissable, impérissable ou non, qui crée, comme la Nature naturante, des actes libres et originels. Puis ces derniers peuvent inspirer la pen­sée sensible de chacun en la rendant dynami­que, englobante et inaliénable dans sa simplicité. Chacun, à partir de cette inspiration, pourrait faire (ou ne pas faire) le don de son simple rayonnement créateur, sans savoir si "son" âme accomplit alors quelque grâce céleste…

 


[1] Swedenborg (Emanuel), Du Commerce de l'âme et du corps, Hachette-Livre- BNF, p. 54.

[2] Maître Eckhart, Sermons, *, 10, In diebus suis placuit deo et inventus esu iustus, introduction et traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, Seuil, 1974, pp.107-112.

 

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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