Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'oubli (Nietzsche et Bergson)

 

Claude Stéphane PERRIN

 

Nietzsche

Nietzsche

img030

Bergson    

 

 

 

L'oubli (Nietzsche et Bergson).

 

 

01. Le Problème. - Lorsqu'il n'est pas l'effet d'une dégénérescence maladive ou d'une perte définitive de la mémoire, l'oubli peut être interprété de deux manières bien distinctes : nihiliste et fatale (de Nietzsche à Blanchot comme la manifestation d'un néant infini qui conduit à l'oubli de l'oubli) ou bien comme l'épreuve provisoire qui précède chaque prise de conscience : la réminiscence chez Platon, l'abréaction par le souvenir chez Bergson.  

 

02. L'oubli et l'éternité. - Les deux perspectives du problème s'articulent en fait à partir de la relation, libre ou fatale, que chacun peut instaurer avec l'éternité. Dans un cas, l'oubli signifie une perte de la conscience de soi lors d'une fusion instantanée avec l'éternité de la Nature (par exemple lors de la vision par Nietzsche du retour éternel de toutes choses), dans l'autre cas, l'oubli est une épreuve neutre (ni nécessaire ni hasardeuse), l'épreuve brève à partir de laquelle un acte libre sera possible, notamment pour exprimer les forces créatrices qui unissent chaque moment vécu par un homme à l'éternité de la Nature. En tout cas, soit l'oubli permet de mettre l'éternité dans le temps : conservation chez Bergson ou éternel retour chez Nietzsche ; soit le dépassement exalté de l'oubli met le temps dans l'éternité, en faisant comme si la conscience pouvait réaliser la simultanéité de la durée d'une âme et de l'éternité (Platon). Mais ne devrait-on pas plutôt penser que l'homme se situe au croisement du temps présent et de l'éternité et qu'il ne parvient que dans des moments fulgurants (accompagnés d'une joie immense, fugitive et vite oubliée) à rattacher son présent à l'éternité ?

 

03. L'oubli pour Nietzsche, une origine sans origine. Pour vaincre les malheurs terrestres, pour parvenir à les aimer afin de sanctifier la Nature, il faudrait pouvoir les oublier et en même temps les accepter. Or cela est possible lorsque se réalise pour Nietzsche l'épreuve du Retour éternel. Certes, cette vision le frappe d'abord de stupeur. Cet instant est en effet sans commencement ni fin absolus. L'interprète ne peut donc plus interpréter. Il disparaît en tant qu'interprète (crise du dédoublement : c'est aussi Dionysos qui interprète) et il n'y a rien à connaître. Pourtant une parole folle parle de cette béance, métaphorise en rapportant le néant à venir (de l'interprétation) au néant de l'interprète. Une intuition délirante surgit alors : "Midi ! L'heure de l'éternité… Midi, c'est minuit !" [1] Deux épreuves contradictoires émiettent ainsi le Tout. En fait, la métaphore délirante de l'éternel retour rassemble deux images: celle d'un commencement qui suit une fin (Minuit), celle d'une fin qui crée un commencement (Midi). Néanmoins, la vision de l'éternel retour est trop pesante, elle ne saisit rien ; elle est saisie par ce qu'elle cherchait peut-être à saisir. La métaphore est creuse, elle exprime peut-être "la forme extrême du nihilisme (…) L'existence sans but, mais revenant dans une répétition inéluctable, sans final, dans le néant".

   Comment l'oubli agit-il alors ? Eu égard à l'union mystérieuse et éphémère de l'âme et du corps, l'action ou la passion de l'une différant de celle de l'autre, le philosophe vit sans doute l'instant sans origine (inséparable de l'éternité de la Nature) où son corps fusionne inconsciemment et matériellement avec la Totalité qui le contient et qui le dépasse. Un exemple : je peux oublier ce que je dois faire, qui je suis, et pourtant aller dans la bonne direction, devenir (sans le savoir) ce que je suis... La mémoire du corps, surtout archaïque et collective, se perd alors dans l'ivresse d'une fatalité qui l'absorbe obscurément : "Imprimons à notre vie l'image de l'éter­nité (Drücken wir das Abbild der Ewigkeit auf unser Leben) ! [2]

 

04. La mémoire du corps et la nécessité de l'oubli pour aimer tout ce qui advient. - En réalité, lorsque Nietzsche reçoit la vision du point culminant du Retour éternel,  il est saisi confusément et violemment par la pesante contradiction qui oppose la présence éternelle et chaotique de la Nature et la nécessité de sa propre mort en son sein. Sa vision, pas vraiment pensable, d'un retour éternel associe alors sa mémoire physique, corporelle (notamment par la résurgence de traces sensibles lointaines) et la nécessité d'oublier toutes les fatalités malheureuses, notamment celles qui l'empêche­raient de vouloir le retour éternel de toutes les choses. Dès lors, cette épreuve où un ordre (la répétition) naît d'un chaos (du Tout) est plutôt celle d'un déclin que d'une ascension. Car, si elle affirme bien la puissante vitalité de la Nature (l'innocence de son indifférence à ses effets négatifs) elle peut difficilement faire aimer le déclin de chacun par chacun, lui faire oublier son passé (encore présent), lui faire dépasser un présent inconscient de ses propres promesses, et enfin lui faire accepter la promesse du retour éternel de quelques instants semblables, créatifs, donc joyeux, mais oubliés… Comment aimer tout ce qui a été et réaliser le devenir de toutes choses à partir d'un instant-zéro qui nous échappe ?

 

05. L'instant-zéro et l'oubli. - Dans cette épreuve qui unit mystérieusement créature et créateur, errance et cohérence, cruauté et bonté, l'oubli agit en réalité souterrainement en rendant vaine la fiction d'un temps linéaire ou cyclique. Pour cela, la vision du retour éternel crée son propre commencement à partir d'un instant chaque fois différent. "L'instant-zéro" [3] qu'évoque Philippe Granarolo à ce sujet n'est pourtant pas neutre, car invisible et impensable, il baigne dans l'oubli des commencements antérieurs. Cet instant est de plus subi et non une source volontairement posée afin de créer. "L'instant-zéro" ne dévoile rien, ne fonde rien, ne rend rien possible. S'il était neutre au sens d'une virtualité, il serait nécessaire au surgissement d'autres instants créatifs, et il rendrait possible un moment d'équilibre entre sagesse et folie, notamment pour un nouveau commencement qui accomplirait le retour d'anticipations très anciennes. En fait, l'oubli contient secrètement pour Nietzsche une histoire à la fois personnelle et collective qui répète de multiples archaïsmes, souvent nuisibles, et dont chacun ignore les multiples ramifications. 

 

06. La force critique de l'oubli.  Cependant, pour Nietzsche, sa méthode perspectiviste le lui permettant, l'oubli a également une fonction critique. Tout d'abord, il dévalorise le pouvoir illusoire de la conscience à penser tout connaître. Tout se joue en effet, à partir de l'oubli, entre mensonges et vérités. Les premiers sont affirmés par l'oubli, inhérent à chaque pensée, qui nourrit les prétentions de l'homme à saisir la Vérité. Les secondes sont affirmées par l'oubli que toutes les vérités ne sont en fait que des illusions : "Les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération non plus comme des pièces de monnaie, mais comme métal."

   Par ailleurs, l'oubli enlève à la Morale sa portée universelle, car, fondamentalement, l'ignorance, la peur et l'indifférence, tout comme l'oubli, empêchent l'homme d'être responsable de tous ses actes. Mais pour Nietzsche cette Morale nuit aux forces créatrices de la Nature (innocente) puisqu'elle les contrarie : "L'homme (…) ment donc inconsciemment de la manière désignée et selon des coutumes centenaires – et, précisément grâce à cette inconscience et à cet oubli, il parvient au sentiment de la vérité." [4] Nietzsche pensait néanmoins que l'oubli pouvait servir à chacun pour vaincre sa haine et son ressentiment, ces fruits venimeux de la conscience morale instaurée par la religion chrétienne. Le philosophe espérait ainsi danser au-dessus du malheur en libérant son corps du carcan spirituel d'une illusoire âme immortelle (qui meurt selon lui avec le corps).

  

07. L'échec de Nietzsche. - En tout cas, Nietzsche échoua dans sa tentative de fonder sa création dans et par l'oubli, car ce dernier l'a sans doute conduit à un explosif et destructeur déséquilibre : trop d'oublis, pas assez de traces corporelles positives pour supprimer son propre ressentiment. Le poids du Retour éternel qu'il voulait supporter était sans doute trop lourd. L'amoureux des hiérarchies naturelles et sociales s'est peut-être trompé sur leur réalité. Libre de danser au bord des abîmes et sans but, sans fin, sans rupture, son esprit léger ne suffisait sans doute pas pour empêcher sa chute dans le monde uniformisé d'un éternel oubli. Un exemple éclaire cet échec : parce qu'il considérait la conscience comme un épiphénomène moral privé du sens de l'universel, Nietzsche a pensé que l'oubli pourrait vaincre tout désir de vengeance… Or il échoua pour lui-même en tant que fragment dérisoire de la fatalité. Il écrit : "Je suis victime d'un inexorable désir de vengeance alors que mon moi le plus intime a renoncé à toute vengeance et à tout châtiment. Ce conflit intérieur me mène pas à pas à la folie"[5]. Comment Nietzsche aurait-il d'ailleurs pu oublier l'abîme que lui inspiraient sa mère et sa sœur ?

 

08. La tonalité tragique de l'oubli. -   En fait tout s'est peut-être joué au cœur de la pensée mystérieuse, extravagante et involontaire du Retour éternel. Dire le retour, dire que tout a déjà eu lieu et doit avoir lieu une infinité de fois, que l'éternité est fatale, sans origine, permet certes de foudroyer la peur de l'oubli, mais en même temps cette affirmation péremptoire et dangereuse paralyse la possibilité d'une parole sensée du retour (d'une sagesse), comme le souligne Blanchot : " L'Éternel Retour est une pensée folle pour Nietzsche. C'est la pensée de la folie (…) Dangereuse, si, la révélant, il ne réussit pas à la communiquer – alors, il est fou ; plus dangereuse, s'il la rend publique, car c'est l'univers qui doit se reconnaître en cette folie." [6]

 

09. Blanchot et l'oubli. - Dans le prolongement de ce "vertige logique" de Nietzsche, Blanchot  fait surgir une approche encore plus radicale du nihilisme puisqu'il la veut d'une manière "définitivement indépassable." [7] L'oubli devient alors le principal attribut de toutes les néantisations (celle du réel et celle de l'auteur lui-même) : "Penser, affirmer l'Éternel Retour, affirmer une telle affirmation en faisant de l'instant où elle s'affirme le grand moment où le temps tourne, c'est ou bien renverser cette affirmation en reconnaissant dans le fait qu'elle se déclare, en même temps qu'elle foudroie l'oubli, la possibilité de la rompre radicalement, ou bien convenir de l'insignifiance de cette déclaration, puisque ayant eu lieu déjà une infinité de fois et devant avoir lieu une infinité de fois elle ne cesse aussi d'avoir lieu et, dès lors, se frappe d'insignifiance comme elle frappe de nullité celui qui la proclame comme souverainement décisive." Le point de vue de Blanchot est certes paradoxal. Il flotte comme un rêve et se moque bien du réel. Il apparaît sans vraiment apparaître. L'oubli paraît neutre au sens d'un néant qui parle ou bien d'une parole qui ne dit rien. Car l'oubli est inépuisable, mieux, il est l'inépuisable, c'est-à-dire une épreuve neutre (ni finie ni infinie), qui est indéfiniment néantisante : "L'oubli : non-présence, non-absence (…) Ce pouvoir-oublier n'appartient pas seulement à la possibilité. D'un côté, oublier est un pouvoir (…) d'un autre côté, l'oubli échappe (…) La possibilité qu'est l'oubli est glissement hors de la possibilité." [8] Comment échapper sereinement à cette épreuve paradoxale ? Cela est impossible, car l'oubli est aussi le temps et le lieu du malheur. Nietzsche semble renaître de ses cendres. Ou bien il est devenu aussi absent que celui qui a renoncé à sa propre singularité : "Que d'autres écrivent à ma place, à cette place sans occupant qui est ma seule identité, voilà ce qui rend un instant la mort joyeuse, aléatoire." [9]

 

10. Le point de vue mécaniste de Deleuze. -    L'interprétation de Deleuze, conduit à constat complexe très différent. Il sera alors impossible de tout oublier, de sombrer dans un vide absolu et de tout néantiser sans sombrer dans la mort. Deleuze évoque "une absolue mémoire qui double le présent, qui redouble le dehors, et qui ne fait qu'un avec l'oubli, puisqu'elle est elle-même et sans cesse oubliée pour être refaite : son pli en effet se confond avec le dépli, parce que celui-ci reste présent dans celui-là comme ce qui est plié. Seul l'oubli (le dépli) retrouve ce qui est plié dans la mémoire (dans le pli lui-même) (…) Ce qui s'oppose à la mémoire n'est pas l'oubli, mais l'oubli de l'oubli, qui nous dissout au dehors, et qui constitue la mort. Au contraire, tant que le dehors est plié, un dedans lui est coextensif, comme la mémoire est coextensive à l'oubli. C'est cette coextensivité qui est vie, longue durée. Le temps devient sujet parce qu'il est le plissement du dehors, et, à ce titre, fait passer tout présent dans l'oubli, mais conserve tout le passé dans la mémoire, l'oubli comme impossibilité du retour, et la mémoire comme nécessité du recommencement." [10]

 

11.  Une épreuve créatrice qui ignore l'oubli. - Ce resserrement du vécu sur un instant complexe, à la fois oublieux, prometteur et concentré, est créatif, car il permet à chacun de rapporter souvenirs et projets dans la contraction du même instant. La durée devient ainsi discontinue, interrompue à chaque nouvel instant. Tantôt c'est l'attention, tantôt c'est la nostalgie, ou bien tantôt c'est un projet qui domine la conscience de l'instant. Dans ces moments, la conscience s'élargit ou s'affaiblit, échappant à l'angoisse ou s'oubliant elle-même. Dans ce temps concentré et ouvert, l'homme connaît parfois une certaine plénitude. Tout paraît alors s'accorder. Ce n'est pas l'éternité mais, comme dans la contemplation esthétique, comme dans l'extase amoureuse, la conscience touche un point d'éternité. Il faudra indéfiniment créer une autre liberté pour reconquérir ce sentiment de plénitude.

 

12. Les fonctions positives de l'oubli. - En tant que repli provisoire de la conscience qui introduit des points de suspension dans toute fiction d'un temps cyclique ou bien linéaire et mesurable, l'oubli a de multiples fonctions positives. D'abord, il peut être un repli passager de la conscience dans un vide reposant (neutre, comme dans un sommeil) et il permet d'assimiler et d'enrayer des expériences négatives en leur imposant un vide provisoire ou un silence relatif. Pour Alain, l'oubli préserve ainsi des folies de l'imagination : "Les rêves seraient inexprimables et tout de suite sans intérêt, c'est-à-dire oubliés aussitôt, sans une complaisance d'imagination. Et c'est cette faiblesse d'esprit qui fait les fous." [11]

   Ou bien l'oubli rythme la vie de chacun dans un double mouvement, toujours répété, de souvenirs et d'oublis, de veille et d'inconscience. Certes, lorsque l'oubli de soi s'effectue, la conscience a quelques instants perdu ses capacités créatrices et elle se laisse fasciner par les effets matériels des choses perçues. Elle sombre alors dans la fausse objectivité offerte par des détails lourds de réalité. Elle voit de trop près les apparences, sans savoir pourquoi. Au sein du réel, de multiples fragments insignifiants attisent alors ses rêveries.

 

13. Bergson : de l'oubli au souvenir. -   Une autre interprétation créatrice est cependant possible, celle de Bergson. Dualiste, elle refuse pourtant un constant parallélisme entre l'âme (capable de se s'intérioriser dans de purs souvenirs permanents) et le corps (qui mémorise mécaniquement et provisoirement à la manière des perroquets). Dès lors, il est possible de choisir. Et c'est peut-être une preuve de bon sens que de bien distinguer une asymétrique relation entre la veille et l'inconscience, le souvenir et l'oubli. L'âme ne crée-t-elle pas en effet un plus lorsqu'elle vise le simple, pendant que le corps se divise, s'éparpille dans ses actions utilitaires, pragmatiques ? Il est alors possible de choisir à partir de deux mémoires distinctes, celle de l'espace corporel et celle de l'âme, celle des mécanismes moteurs (habitude, récitation) et celle (globale et pure) des souvenirs indépendants. Ces derniers, comme pour Kierkegaard, peuvent d'ail­leurs être idéalisés et synthétiques lorsque la durée se prétend indéfiniment continuée pour penser l'éternité comme "une répétition inséparable d'un retour en avant vers l'intériorité". Les souvenirs fondent alors la continuité d'une existence en étant fidèles, poétiques et heureux. Assez proche, l'intuition hétérogène de la durée intime, chez Bergson, libère de l'insertion dans la matière, seul fondement possible de l'oubli.

    Mettre l'éternité dans le temps, c'est ainsi créer une conservation du temps par la mémoire, en faisant comme si l'homme pouvait tout retrouver de son passé. Pour Bergson, à chaque moment présent (saisi par une intuition), la conscience de la durée s'élargit, conserve les traces du passé (l'oubli étant passager) et effectue une synthèse nouvelle du vécu d'un individu. Et lorsque la conscience rapporte ce qui est perçu à ce qui a été perçu, le présent actuel répond à un présent passé en se tournant vers un présent à venir. Cette conscience est certes affectée, mais c'est d'une manière singulière et personnelle, donc variable. La  conscience de ce lien est d'ailleurs plus vive dans l'angoisse que dans l'inquiétude, dans le souci que dans la joie. Cette conception de Bergson a ainsi le mérite de considérer tous les rythmes du temps : "L'attention au présent peut s'allonger et se raccourcir." Pour vivre pleinement la durée (affirmée continue), il faudrait se laisser vivre, ne pas séparer l'état présent et les états antérieurs…

 

14. Le point de vue de la passion. - À partir d'une interversion semblable à celle de la nostalgie (ce douloureux retour d'un bonheur passé qui fait préférer l'humble petit village du passé aux splendeurs d'un lieu présent), le passionné considère que son passé a été plus heureux ou plus intéressant que ne l'est son présent. Or ce passé a très bien pu être malheureux ou quelconque, mais le passionné n'a plus la crainte de l'avenir et son acte (celui de se souvenir) est plus fort que la répétition de toutes les traces mémorisées. Il leur fait écran. Se souvenir, c'est alors donner à l'imagination tous les pouvoirs afin de recueillir le plaisir inhérent à toute activité réussie. Or, dans ce cas, l'imagination échappe à tout contrôle, tourne à vide en quelque sorte, donc se satisfait facilement de ses productions rêvées. Le souvenir apporte ainsi une vague lueur (celle d'un écran blanc et vide) qui transcende tous les faits de mémoire en imaginant une permanence qui n'est rien d'autre que celle de sa propre activité. Le passionné crée un lien heureux entre un passé transformé (en grande partie oublié, voire censuré) et un présent qui n'est pas encore établi puisqu'il ignore la conscience perceptive. Cette épreuve floue, mais tenace, ne tire sa force que d'une interversion du parce que. Alors qu'en fait nous ne nous souvenons réellement que d'un présent vécu, c'est le souvenir qui veut créer ce présent. Il crée donc un autre passé pour constituer un presque présent par l'oubli du présent actuel et du passé vécu. Cette interversion donne aux souvenirs le pouvoir de créer l'illusion d'une permanence de la conscience de soi et d'autrui. Et qui pourrait douter de la permanence de cette fiction ? Le passionné recrée ainsi la présence de l'autre. Il affirme qu'il aime une personne parce qu'elle possède des qualités, alors qu'en fait c'est parce qu'il aime le souvenir de ses propres qualités (ou rêve à celles qu'il voudrait posséder) qu'il lui attribue ces qualités. Ainsi pense-t-il que l'autre lui était destiné !

 

15. Conclusion. - N'y aurait-il pas en réalité une absorption (voire une réduction) de la liberté de l'âme dans l'existence bornée de tout sujet incarné ? En fait, lorsqu'il y a parfois une chute de la conscience pure dans la matière, dans l'espace-temps du monde, il n'est pas impossible d'entendre encore l'écho de la durée intime d'un moi qui veut faire fi de tous les oublis, de toutes les défaillances de la mémoire physique (une amnésie n'étant qu'un éparpillement de la pensée pratique dans une multiplicité de sensations). En définitive, même en obéissant à ses propres mécanismes physiques, la mémoire ne se laisse peut-être pas réduire par ce qui vise nécessairement, sans y parvenir, la dissolution de la pensée authentique, simple, intime et mystérieuse de chacun.

 


[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

[2]  Nietzsche, Fragments, 1881-1882.

[3] Granarolo (Philippe), L'Individu éternel, l'expérience nietzschéenne de l'éternité, Vrin, 1993, p. 115.

[4] Nietzsche, Le Livre du philosophe, Aubier, p.175 et 183.

[5] Nietzsche, lettre du 28.08.83 à Overbeck.

[6] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, Gallimard,  pp. 409, 411 et 412.

[7] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, pp. 223 et 409.

[8] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, pp. 289 et 290

[9] Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, p. 458.

[10] Deleuze, Foucault, Minuit, pp.115-116.

[11] Alain, Propos II, p.326.  

 

 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article