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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

L'intuition du simple

 

 

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Claude Stéphane PERRIN

 

L'intuition du simple

     

   Fruit d'un jugement objectif, un concept est une représentation intellectuelle, abstraite et générale, qui contient précisément et clairement une réalité bien distincte, formelle (pure, a priori) ou sensible (a posteriori). Lorsqu'un homme s'interroge sur sa propre manière de penser, il découvre que son jugement est surtout fondé sur des intuitions, c'est-à-dire sur des évidences intimes, synthétiques, directes et immédiates, rationnelles ou non, qui sont soit formelles (le principe de la non-contradiction), soit externes (sensibles), soit internes (sympathie, sentiment d'exister). Au mieux, l'intuition est une vision claire et distincte (Descartes) qui devient un concept.

   Par exemple, l'épreuve du complexe est donnée dans le fait que chaque homme est inséparable de tous les êtres vivants (minéraux, végétaux, animaux et humains). Cette épreuve ne peut être expliquée qu'à partir des éléments simples qui la constituent. Chaque élément simple, au sens où il est indivisible, est pourtant impossible à analyser puisque la conscience ne juge qu'en divisant les difficultés. Pourtant, dans un projet rationaliste, l'intuition pure de l'indivisible devient celle d'une composition homogène contenant de multiples unités simples lorsque, comme le fait abstraitement Leibniz dans une perspective métaphysique mathématisée, l'homme est considéré comme une monade "qui entre dans les composés" (1), c'est-à-dire comme le concept d'une substance simple, comme ce qui est toujours sujet, comme une substance-sujet différente de toutes les autres substances.

   Le simple est, ainsi, soit une réalité pure, non altérée, comme une monade solitaire, comme l'étendue d'un désert ou un azur sans nuages, soit une réalité composée d'éléments simples qui ne se contredisent pas, mais qui se complètent en ayant la même finalité. Par exemple, la simplicité de l'intellect et celle de l'âme d'un homme rendent possible chacune de ses actions vertueuses. Le double crée alors une corrélation simple ou élémentaire qui pourra, certes, se compliquer ensuite.

   Une intuition du simple est donc soit pure, soit composée. Dans le premier cas, l'intuition n'est complète qu'en ayant un point de contact avec une perfection qui procure à son auteur un sentiment de plénitude ou de béatitude. La perfection d'une monade, par exemple, signifie qu'elle est complètement achevée, unifiée et simple, puisqu'on ne peut rien lui ajouter ni lui retrancher. Cette perfection est donc infinie, sans limites. Chacun a ainsi, parfois, dans la fulgurance d'un instant, une intuition abstraite (donc illusoire) de l'éternité, la brève intuition d'un moment complètement présent, en attente de rien, sans aucun projet. Ce moment est simplement intemporel. Ou bien, l'homme accomplit des actes en tirant de lui-même ce qui lui permet de se réaliser complètement dans une œuvre, dans son œuvre. Pour Aristote, cette entéléchie (en grec entelecheia) est l'accomplissement parfait d'une action.

   Cependant, sans doute à cause d'une contradiction entre son éphémère finitude corporelle et son possible contact intellectuel et sensible avec l'infini de la Nature, la singularité d'un homme reste imparfaite, complexe, voire compliquée. L'entéléchie ne dure pas plus longtemps qu'un éclair dans un ciel d'orage. Elle interrompt la durée, paraît intemporelle, mais ce dehors du temps n'est pas vraiment l'éternité, même s'il le fait croire… De plus, la réalité que l'homme perçoit est clouée sur un horizon (en grec horizein si­gnifie borner) qui le limite également en lui rappelant que son existence vieillissante est nécessairement mortelle. Et, lorsqu'il peut et veut être libre, cet Ouvert sur l'infini (άπείρον) ne dure pas. Il doit inlassa­blement et indéfiniment le recréer, commencer un nouvel Ouvert. Or chaque fois cet infini, cette perfection qui est indéfiniment visée, devient quantitative, spatio-temporelle et divisible comme la matière, donc encore éloignée.

   Ainsi chacun reste-t-il soit dans un infime contact avec la perfection d'un acte achevé (créateur ou vertueux), soit sur le seuil de l'infini qu'imagine tout homme à partir de sa nature simple (raisonnable) mais pourtant composée (sensible et intellectuelle) ! Et, lorsque la simplicité est imaginée à partir d'un seuil (qui fonde un passage vers l'inconnu), la distance entre la simplicité de l'avant et de l'après est impossible à distinguer. Il n'y a plus d'avant, pas encore l'après, mais seulement l'attente dans un présent qui n'en finit pas de durer… pour rien peut-être. Pourtant ce seuil est une sorte d'espace neutre qui devrait rendre possible la distinction du passage de l'imperceptible au perceptible (ou inversement). Mais il y est impossible de distinguer la finitude des apparences du seuil, le devenir indéfini de l'attente, et ce qui n'est pas encore là : l'infini.

   Certes, si la clarté d'une idée est parfois étrangère à toute distinction, l'inverse est également possible. C'est le cas de chaque image visuelle et de chaque métaphore, notamment dans l'expression d'un sentiment. Cela signifie que les éléments simples qui constituent la composition d'un sentiment n'apparaissent pas, parce que ce dernier est abordé, en lui-même, d'une manière vague, même s'il n'est pas confondu avec un autre. Je sais par exemple que j'aime la couleur évanescente d'un ciel gris-rose, je sais aussi que chaque couleur pure (ou composée) renvoie à la simplicité de la lumière, mais j'ignore les fondements véritables de la couleur de mes sentiments.

   Dans ce prolongement, une action simple (comme celle de la lumière) peut se transformer en d'autres actions simples (celles des couleurs pures de l'arc-en-ciel), mais l'esprit de simplicité requis pour fonder quelques vérités probables exige alors un principe d'économie. Car le nombre d'éléments simples qui composent une réalité dite simple doit être très limité (en extension) afin qu'un homme puisse comprendre l'ensemble intellectuelle­ment, objectivement et immédiatement. L'exemple de l'identité de la lumière et des couleurs simples qui apparaissent dans un arc-en-ciel est pertinent s'il permet à chaque couleur d'être comprise, c'est-à-dire conceptualisée en fonction de son degré objectif d'absorption par la matière : le rouge rapproche et le bleu éloigne.

   En conséquence, afin d'échapper à une errance indéfinie de la pensée, un critère a été mis au jour par quelques philosophes, celui de commencer à partir d'hypothèses simples et limitées en nombre. Selon Aristote (2), c'est ce qu'aurait fait Empédocle. Puis, c'est ce qu'a fait au XIVe siècle le philosophe Guillaume d'Ockham lorsqu'il illustra par l'image d'un rasoir sa décision tranchante d'appliquer précisément le principe de simplicité à toute complexité, y compris à celle de sa propre singularité. Car le point de vue non simpliste d'Ockham est fondé sur la qualité de ses hypothèses qui refusent de réduire la complexité d'une existence singulière à des principes abstraits, même s'ils sont affirmés universels. Pour cela, il a appréhendé la complémentarité de ses intuitions internes et externes, sans nier la complexité du concret, et en refusant les dualités abstraites, notamment celle qui oppose l'essence et l'existence. Inscrits dans des hypothèses et des réalités sensibles, les termes de ses discours (les sens des mots utilisés) renvoyaient ainsi volontairement à des données singulières et concrètes…


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   La problématique du simple est ainsi fondée par les diverses intuitions du simple qui dialoguent avec des réalités différentes plus ou moins composées : physiques, singulières ou métaphysiques. Car le composé n'est pas le contradictoire du simple. Il en est, selon Octave Hamelin, le "corrélatif" : "Le simple est seulement indifférent à la composi­tion… il ne détruit pas le composé et bien loin de là : il le domine." (3)  De plus, en excluant toute forme d'exaltation, mon projet de philosopher simplement devra répondre à trois questions. Tout d'abord, pour philosopher simplement, notamment pour penser le devenir du réel selon la volonté d'approcher ses vérités les plus fondamentales, ne faudrait-il pas décider de créer une ouverture de la pensée sensible sur ce qui pourra la rendre cohérente et pertinente ? Pour cela, cette ouverture de la pensée ne serait-elle pas uniquement réalisable à partir d'actes qui, librement, créeraient de toujours nouvelles manières simples de commencer à philosopher ? Une réponse affirmative à ces deux questions ne rendrait-elle pas ensuite possible le cheminement philosophique suivant : viser le simple qui se trouve au cœur de tout acte qui créée une liberté, puis construire la mesure raisonnable d'une perspective singulière ouverte sur différents seuils intellectuels ou sensibles, afin de rendre possible une existence humaine vraiment responsable ? Ce projet s'inscrit précisément dans les étapes suivantes : vouloir un retrait provisoire dans le vide qui précède toute complexité, commencer un acte libre et non mythique qui fait rayonner le simple, créer la mesure simple de sa propre perspective, vouloir la vertu du simple dans son rapport au autres, et enfin conceptualiser les différentes relations possibles du simple avec l'infini. En tout cas, une intuition du simple rayonne à la fois comme un soleil et comme une vertu. Elle donne de l'énergie à la pensée et réchauffe les corps.

 

 

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1. Leibniz (Gottfried Wilhelm), La Monadologie, Delagrave, 1968, § 1.

2. Aristote, Physique, I, 4, 188a 17.

3. Selon Hamelin. Cité dans Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie par André Lalande, PUF, 1968, p. 993.

 

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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