Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
25 Mars 2013
Claude Stéphane PERRIN
L'instant joyeux de la création
La Nature naturante inspire ceux qui sont conscients d'en faire partie, mais l'acte de créer qu'elle rend possible ne se réduit pas à l'expression de cette Nature. Il la dépasse en effet d'une manière imprévisible. Pourquoi ? Sans doute parce que créer signifie toujours le dépassement d'un état antérieur. Dans un sens mystique le Dieu de la Bible fait naître quelque chose à partir de rien (ex nihilo), et dans un sens relatif créer signifie produire, à partir d'un chaos originel, d'un point neutre ou d'une nécessité intérieure, un objet nouveau susceptible d'exprimer un peu son auteur ; ensuite, parce que la conscience de l'appartenance de l'homme à la Nature est en même temps ouverte sur le vide qui est une propriété importante du réel. Or la transformation de la Nature naturante (créatrice) en Nature naturée (mortelle) n'est en effet possible qu'en fonction d'un vide qui permet son déploiement ; ce vide étant sans doute éternellement déjà là et (ou) la conséquence d'une néantisation des choses, comme l'évoque le poète G. Valiadis : "Et le vide émanant de l'Arche recouverte" (1). Le vide est en tout cas nécessaire pour instaurer un devenir discontinu et périssable entre deux instants, mais aussi pour recevoir un débordement créatif ; chaque instant étant déterminé librement ou non par la qualité de la concentration d'une conscience.
Tout acte créatif s'inscrit donc dans un instant, toujours différent qui répond à un vide, ou bien qui l'ignore superbement comme le Zarathoustra de Nietzsche lorsqu'il interprète le portique de l'instant : "Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l'avenir ? " (2) Dans les deux cas la joie de créer prouve sa victoire, certes fugitive, mais d'une incomparable plénitude. Toute l'émotion est fortement concentrée en un instant, soit en ignorant une négation (la peur du vide par exemple), soit dans l'affirmation d'un inéluctable destin aveugle…
Cependant, que ce soit à partir d'une conscience brève de l'instant ou d'une conscience du devenir, la joie de créer ne dépend pas de ces différences. Elle les ignore, car dans le cas contraire elle serait anéantie par l'impossibilité de concevoir un point de croisement ou d'union entre une durée (une suite mélodique) et un instant créatif. Elle serait anéantie par son ignorance concernant le rapport du devenir avec un instant à la fois quantifié (un millième de seconde) et qualitatif (un instant lumineux mais fugitif), chaque propriété étant aussi inconnaissable l'une que l'autre. Dans les deux cas la joie de créer apparaît en effet dans un bref état de conscience (homogène) qui est ensuite remplacé par un autre instant (aussi homogène)… Et, grâce à la qualité synthétique de la conscience, l'instant suivant est distinct de l'instant présent sans être vraiment séparé par quelque abîme infini qui serait un vide absolu. Chaque instant est en effet une modalité paradoxale, non polarisée, sans fin et sans commencement de la présence ponctuelle, donc sans grande durée, d'un état conscient. Et pour le dire autrement, cette joie de créer est indifférente à l'impossibilité de connaître le chiasme de la durée (indéfiniment discontinue eu égard aux contradictions entre l'avant et l'après) et de l'instant créatif (qui concentre de toujours nouvelles variations). Le fondement de la joie est en effet ailleurs. Il est peut-être dans la facilité de chacun à choisir son propre rapport au vide : entre deux instants pour être un peu un autre, ou bien à la fin d'une destinée pour être presque soi-même.
Mais comment être libre, comment créer à chaque instant une nouvelle liberté, comment se mettre à la source de ses décisions, comment faire surgir avec fermeté un accord entre sa volonté et une possibilité d'agir ? Cela n'est possible que dans un acte instantané, joyeux et fulgurant qui se saisit en train de naître. Ponctuel et vif, cet acte apparaît en un bref instant, sans passé et sans avenir. Dans cet instant de liberté, sa fin (inconsciente de son avenir) s'accomplit en même temps que son commencement (sa décision de créer). Or cet instant est libre car il exprime un vouloir resserré sur lui-même, fortement concentré, et qui ne veut rien d'autre que sa propre liberté de toujours commencer, d'être au zénith à chaque nouveau commencement. Cet acte libre du vouloir est donc simple et originel puisqu'il est aussi indivisible que l'instant où il est créé. Ce bref moment n'est certes pas vraiment pur car chaque désir effectue inconsciemment une synthèse de quelques souvenirs et projets orientés. Mais il s'éprouve surtout dans le moment imprévisible où un vouloir se veut simplement en tant qu'acte créatif et sans attendre précisément quoi que ce soit de cette création. L'instant de la décision qui fait corps avec l'acte libre ne refuse donc rien. Il ne tranche rien puisque, affirmatif, il n'a pas le temps de prendre conscience de lui-même ni de sombrer dans quelque négation. Il exprime donc l'élan simple et innocent d'une volonté de créer qui se trouve suspendue au dessus du vide qu'elle remplit immédiatement. Et cette volonté réalise ainsi la joie inhérente à sa brève perfection en refusant de se rapporter à la complexité du désir (de quelque chose), y compris à un désir d'éternité qui serait nécessairement soucieux de répondre à une attente ou qui craindrait de sombrer dans l'oubli.
Mais comment penser l'instant exalté d'une création, comment penser cet envers de l'instant d'une catastrophe, cet envers des instants haut parlant ou silence d’abîme ? Comment penser cet instant qui, chez Montaigne, ne dure pas assez pour être fécond. Il semble tomber ou éclater au hasard comme la foudre : "Cet instant qui n'est qu'une eloise (un éclair) dans le cours infini d'une nuict éternelle." (3) En revanche, lorsqu'il est créatif, il semble sorti du devenir temporel puisqu'il comble un vide. Il est donc intemporel dans sa fulgurance qui lui donne une apparence d'éternité. Mais c'est surtout le resserrement du vouloir sur l'instant qui le rend créatif puisqu'il déborde subitement, simplement et inconsciemment, souvenirs et projets dans un moment contracté et autonome qui met entre parenthèses l'attention perceptive, la nostalgie du passé et les projets d'avenir. Dans ce temps concentré et bref, chacun connaît alors une brève plénitude. Tout paraît s'accorder joyeusement. Et chaque fois, en un instant rapide comme l’éclair qui n'a pas la durée nécessaire pour se sentir ivre, pour fusionner avec lui-même, l’intemporalité créatrice couronne la succession discontinue des instants passés.
Ainsi l'instant joyeux d'une création n’a-t-il pas d’heure ! Il est l’heure simple (indivisible) de l’intemporel, l'heure qui semble échapper au devenir des choses en un moment inouï qui a la couleur délicate d'une paisible liberté. Car sa force ne veut ni dominer ni être dominée ! Cet instant ne fait paraître que lui-même dans sa brève permanence. En conséquence, tout acte créatif rayonne à partir de lui, soit dans l''ivresse d'une irresponsable perte de soi (Nietzsche), soit dans la simple joie d'être créatif, comme c'est le cas pour Paul Klee, par exemple, lorsqu'il fait intimement corps avec son œuvre : "C'est le sens de l'instant heureux - la couleur et moi, nous ne faisons qu'un. Je suis peintre." (4)
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1. Valiadis (Georges), La Vague à l'âme, inédit.
2. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vision et de l'énigme, 2.
3. Montaigne, Œuvres, II, XII, Villey, PUF, Quadrige, p. 526.
4. Paul Klee, Journal, 1914.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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