Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
14 Mars 2012
Extrait de mon ouvrage intitulé PHILOSOPHIE ET NON-VIOLENCE (Eris-Perrin.com, 2012)
a) Intellectualisation d'un sentiment naturel
L'éclairage de l'amour par la raison, éclairage qui maintient les plus claires distinctions, rend aussi possible une expérience humaine très remarquable, celle de l'amitié… Le sentiment de l'amour affine alors ses bases sensibles en réalisant un accord libre, juste, respectueux et bienveillant entre deux ou plusieurs personnes.
Certes, le premier caractère de l'amitié réside dans le fait qu'il s'agit bien d'un sentiment. Déjà, pour Aristote (Éthique à Nicomaque, Livres VIII et IX), comme pour les grecs de son époque, cette forme d'amour n'était pas simple. Car traduire philia par amitié, consistait à désigner des qualités altruistes multiples (qu’elles soient spontanées, libres, réfléchies ou non) d’affection, d’attachement, d’attraction, de bienfaisance, de sociabilité, de philanthropie, de bienveillance…
Au-delà de cette complexité, la valeur de l'amitié était ensuite reconnue dans la mesure où elle approfondissait la valeur de la vie. Du reste, pour Aristote, la plus grande extension de l’amitié règne inconsciemment dans le monde naturel (sans doute grâce à l'action du divin, suprême désirable). Il y a ainsi pour lui, comme d'ailleurs pour Épicure, des dispositions naturelles, donc innées, à acquérir des amis : "L’amitié est absolument indispensable à la vie heureuse".
Cette nécessité naturelle de l’amitié est ensuite renforcée par des valeurs acquises, sachant qu'elle exclut un attachement de l'homme pour les choses inanimées, puisqu’il n’y aurait pas de réciprocité possible (notamment dans l'amitié de l'homme envers le vin). Il y a, en fait, pour Aristote (selon ses degrés et selon ses objets) trois espèces hiérarchisées d’amitié : le bon, l’agréable et l’utile. Mais quel rapport y a-t-il entre ces trois espèces d’amitié ? Est-ce un bien réel ou un bien apparent qui est visé par les amis, est-ce pour soi-même ou pour l'autre ? Pour Aristote, seul l’homme de bien associe les deux à partir d'un bien apparent : "l’aimable est l’aimable apparent". Chaque homme souhaite donc à son ami le bien qui lui correspond : le plus vertueux, le plus utile ou bien le plus plaisant.
b) La hiérarchie établie par Aristote masque l'amitié véritable
En réalité, cette hiérarchie entre les trois espèces d'amitié (selon le bon, l’agréable et l’utile) est source de confusion. Elle compare ce qui, eu égard au sentiment très noble de l'amitié, n'est pas comparable. Elle distingue certes des différences, mais celles-ci renvoient parfois à des particularismes, c'est-à-dire à des généralités qui ne sauraient se rapporter à la Morale. Par exemple, Aristote écrit que les vieillards recherchent uniquement leur profit. Cela n'est pas exact car certains parviennent à se détacher des biens matériels, en dominant ainsi, par anticipation, le suprême détachement qui leur sera imposé par la mort. De plus, l’amitié utile, celle des âmes mercantiles, paraît bien vaine. Elle possède en effet un caractère accidentel, très fragile, qui n’est pas durable et qui varie suivant les époques… Par ailleurs, l'amitié plaisante, décrite par Aristote, ne serait-elle pas une très vigoureuse passion naissante à la fois tournée vers l'agréable (par communauté de goût) et vers un rêve solitaire de vie commune ?
En revanche, durable, efficace dans la bienveillance et dans le partage des avantages, l’amitié des hommes de bien est certes vraiment de l'amitié. Mais pourquoi ajouter qu'elle est à la fois agréable et utile ? Cela la dévalorise. Il semblerait que, en créant ses hiérarchies, Aristote ait eu parfois des remords. D'où la confusion qui règne dans les formes dites inférieures de l’amitié, celles qui concernent toutes sortes d’hommes, des vicieux ensemble, un vicieux et un homme de bien, un homme ni bon ni mauvais avec n’importe quel autre (bon, mauvais ou ni bon ni mauvais).
c) Une amitié surtout vertueuse
En revanche, les hommes vertueux sont amis au sens propre et, comme pour la vertu, ils le sont soit par disposition (même endormis ou peu longtemps séparés) soit par activité (partageant la même existence). En tout cas, cette forme d'amitié est fondée par une certaine vertu - c’est-à-dire par une action noble, une fin en soi, un bien (καλόν) entre gens vertueux - ou alors elle ne va pas sans vertu : "La parfaite amitié est celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu". Les amis sont donc bons pour les autres et bons pour eux-mêmes (essentiellement). Et chacun se comporte envers l’autre en raison de sa propre nature. Dès lors l’amitié persiste aussi longtemps qu’ils sont bons, puisque leur vertu est une disposition stable.
Puis Aristote retrouve les complexités de l'expérience. Les amis sont bons à la fois absolument et relativement. Ils sont donc également utiles et agréables aux autres puisque leurs actions expriment leur caractère propre et puisqu’ils sont de même nature. Cette amitié reste pourtant stable car "ce qui est bon absolument est aussi agréable absolument". Mais cette amitié est pourtant rare, les hommes qui en sont capables étant peu nombreux (Aristote ne dit pas pourquoi). C’est peut-être parce qu’il faut du temps et des habitudes communes (se connaître, consommer ensemble, se montrer progressivement digne). La prompte volonté de l’amitié vertueuse ne suffirait donc pas.
d) Une relation asymétrique
L'amitié du sage est-elle alors un exemple moral ? Non, car même s'il est le plus vertueux (l'amitié noble s'accompagnant de vertu), même s'il renforce sa vertu par de bonnes habitudes et par l’action de sa raison, en tant que philosophe, Aristote est surtout et d'abord tourné vers l'amour de la Vérité : "Si amitié et vérité nous sont également chers, c’est à la vérité qu’il convient de donner la préférence" (86). Cette préférence explique la rupture d'Aristote avec Platon. Leur amitié devait donc être toute relative puisqu'elle a fait prévaloir leurs divergences métaphysiques sur la valeur singulière et incomparable de chacun.
Selon Aristote, l’amitié n'est donc pas parfaite pour plusieurs raisons. D'abord, il pense que l’homme vertueux ne saurait ignorer ses propres intérêts. Son altruisme ne se confondrait-il pas alors avec l’égoïsme ? Jean Brun a créé pour cela l’expression ego-altruiste. Il est en effet possible que, pour Aristote, l’antithèse entre l’égoïsme et l’altruisme ne soit pas vraiment fondée.
Cette imperfection de l'amitié est également prouvée par d'autres exemples : nul ne peut être ami avec plusieurs personnes, et ce sentiment atteint un état maximum, déjà difficile à acquérir, qui ne sera jamais dépassé (87). En tout cas, même lorsqu'elle est plutôt vertueuse, l'amitié est pour Aristote un amour intellectualisé, asymétrique et déséquilibré, car "l'amitié consiste plutôt à aimer qu’à être aimé" (88), et cela dans des conditions bien précises : "Il faut que le meilleur soit aimé plus qu’il n’aime" (88).
La pensée aristotélicienne du juste milieu (μεσότης), celle qui est visée par l’homme prudent, reste donc inséparable du concept de disproportion. S’il faut une "égalité entre amis"(88), chaque inégalité devra ensuite être compensée par de nouvelles disproportions susceptibles de créer un nouvel équilibre. Mais pourquoi Aristote prévoit-il l’échec de tout possible accord ? Sans doute parce que son éthique est plus tournée vers la vérité du bonheur que vers l'injonction de la Morale.
e) Vers une réciprocité morale
En fait, pour Aristote, les gens vertueux aiment aussi le plaisir et l'utile, mais ils sont également capables de dépasser l’émotion de leur attachement par une disposition acquise qui leur permet de créer le choix délibéré de la réciprocité. Dans leur amitié, leur sentiment relève alors moins d’une émotion naturelle que d'une disposition à aimer ce qui est bon pour l'autre, chacun devenant un bien pour l’autre, rendant à l’autre ce qu’il en reçoit, en souhait et en plaisir.
Mais, au-delà de cette disposition fluctuante énoncée par Aristote, il est souhaitable d'envisager autrement une véritable amitié. Elle serait d'abord fondée par le principe d'égalité. Puis elle reconnaîtrait la faiblesse sensible de l'autre, et, voulant du bien (bienveillance) pour l'autre, elle constituerait une très apparente réciprocité ; cette bienveillance mutuelle ne négligeant pas les sentiments de chacun. Car si l'amitié tire sa valeur de son caractère libre et raisonnable, elle peut aussi créer un accord réciproque, sensible et sans aucune relation de pouvoir avec l'autre, comme chez Montaigne : "Chacun se donne si entier à son ami qu'il ne lui reste rien à départir (distribuer) ailleurs. (…) Nous étions à moitié de tout, il me semble que je lui dérobe sa part"(89). Dans ces conditions, l’autre est comme moi-même, un autre moi-même mais distinct de moi, et surtout un homme qui veut le bien de l'autre.
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86. Aristote, Éthique à Nicomaque, 1096a 15.
87. Aristote, Métaphysique, Δ 16,1021 b 15.
88. Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 9, 1159 a 27, 1158 b 23, 1157 b36.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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