Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Janvier 2025
La pensée du réel dans ses sauts, envols, condensations, coordinations et participations
Le vibrant chaos des sensations se déploie dans les profondeurs où la pensée sommeille, car ce déploiement sensoriel égaré et discontinu erre comme un ensemble contrasté qui impose sans doute de rapporter une sensation à une autre, par attraction ou par refus du vide. Dominée par ce chaos, une pensée à peine consciente ondule, va et vient, voire vacille, en exprimant des rapports de force élémentaires qui la conduisent au bord du vide ou de sa destruction corporelle. Alors, elle sent un abîme indifférencié et sans-fond qui la menace et qui risque de l'engloutir. Et cette sensation de chute possible est vertigineuse, même si aucune conscience claire n'accompagne cette déréliction dans le monde du non-sens et de l’innommable où, selon Deleuze, n'agirait en réalité "que la pulsation d’un corps monstrueux"[1].
Puis, lorsqu'elles sont perçues attentivement par une conscience, les sensations deviennent des représentations imagées où chaque vision saute au hasard d'une image vers une autre en se laissant agréablement attirer ou disperser par la variété des parcelles du monde ainsi rencontrées.
Tout se passe un peu comme pour un peintre lorsque, à partir de quelques touches colorées, sa pensée saute dans le chaos de ses sensations, d'un point à un autre, en tendant vers une organisation de l'espace qui sera créé différemment en fonction de chaque situation. Parallèlement, à tout nouvel instant où s'effectue le passage d'un instant vers un autre, lorsqu'il ne s'agit pas de passer bêtement ou d'une manière ludique de l'image d'un coq à celle d'un âne, commence alors un saut imprévisible à partir duquel la pensée se reconstitue autrement. Elle se donne ainsi une nouvelle forme oscillante qui associe chaque fois différemment un souvenir particulier à une perception plus ou moins précise, ou bien à un projet plus ou moins fictif, tout en découvrant que chaque nouvelle forme de la pensée contient des réalités qui n'ont pas été pensées et qui la menacent ou qui la stimulent comme un abîme.
Puis, au-delà de ces sauts de la pensée au sein de ses épreuves sensorielles, au-delà des sauts différents de la conscience, à chaque nouvelle synthèse instantanément créée entre l'avant, l'après et le maintenant, s'impose un nouvel abîme, celui qui empêche de dire pertinemment ce qui est vu, ou bien de voir ce qui est entendu. Car nul ne saurait dire exactement ce qu'il voit, ce qu'il a vu et ce qu'il voudrait voir, sans faire prévaloir soit les mots sur la vision, soit le silence des choses sur les mots. Chaque locuteur doit en effet sauter d'une forme sonore ou imagée à une autre, ailleurs d'une forme intellectuelle à une autre, tout en sachant que, en sentant et en pensant, il saute également par-dessus lui-même, se surpasse et s'éloigne de son propre moi et de sa mystérieuse voix intérieure. Ou bien, en exaltant ses sensations[2] d'une manière fulgurante, comme le faisait Nietzsche parfois, la pensée créatrice se tourne vers la rive inconnue où elle voudrait sauter audacieusement par-dessus tous les abîmes, de la bête vers le Surhomme, voire dans son propre soleil.[3]
Dans ce cas, les délirants sauts de la pensée sortent des sillons et des fins du réel en faisant comme si tout était possible, et comme si l'abîme de ce qui n'est pas pensé était habitable. Après Platon décrivant les envols du désir vers l'idée du Bien dans Le Banquet, Wittgenstein s'interrogeait à ce sujet : "D'où vient ce saut du fini à l'infini ? (…) La pensée peut pour ainsi dire voler, elle n'a pas à aller pas à pas." [4] Mais, pour voler au-dessus des abîmes ou bien vers un idéal, ne faudrait-il pas d'abord "avoir des ailes…" [5] ? Ou bien ne serait-il pas dangereux de sauter hors des épreuves empiriques, hors du raisonnable, dans l'irréel… voire dans l'au-delà, l'inconnu, l'absurde, ou de se laisser attirer par le transcendant (l'extérieur et le supérieur) qui ne nous concerne pas d'avantage que l'absolu ? En fait, les paradigmes du Bien ou du Vrai ne sont que des fictions où la pensée ne dépasse pas le vide qu'elle a inconsciemment valorisé. Elle se perd loin d'elle-même dans ses propres ruptures, et un écart impensable s'impose entre l'idée de la Nature (inconnaissable et infinie) et les réalités finies de nos expériences sensibles et intellectuelles.
En revanche, pour celui qui veut rester fidèle au don du réel, à ce don universel qui confère une valeur commune à chaque existant qui s'y rapporte, le non pensé n'inspire pas de se perdre dans des sauts ou dans des envols délirants vers l'infini, voire de se perdre dans une obscurité absolue qui ne traduit du reste qu'une fiction absurde du néant, donc qui ignore la réalité de la finitude humaine. Or chaque donation du réel, certes interprétée différemment selon la diversité des cultures et des singularités, pourra néanmoins préférer condenser métaphoriquement des images du réel pour en éprouver la féconde vivacité, car, comme l'affirmait Bachelard, "les métaphores s'appellent et se coordonnent plus que les sensations."[6]
Puis, cette condensation, parfois fulgurante et insensée, pourra être abstraitement réduite aux éléments différents qui la constituent, lesquels pourront servir de tremplin vers des concepts provisoires. Et cela sera possible lorsque la condensation métaphorique sera pertinente, notamment parce qu'elle contiendra en elle le concept du possible, donc du réalisable. Dès lors, ce ne sera plus le déplacement d'une image vers une autre qui importera, y compris comme pont, comme inversion ou comme superposition, mais la relation entre les images à partir de l'affinité de leurs schèmes, et surtout à partir de l'explicitation conceptuelle qui les dévoile en clarifiant leur expression du réel.
Dans ce prolongement, la pensée du réel pourra s'élargir et découvrir ensuite une participation silencieuse entre toutes les donations éphémères du réel et l'acte universel et éternel qui les donne. La vérité de cette participation sera du reste prouvée par les coordinations qu'elle réalise entre le don permanent du réel et toutes ses donations, notamment en montrant que la Nature s'aime pour ainsi dire elle-même dans et par son don éternel, et par delà tous les devenirs de ses multiples donations.
En tout cas, c'est bien dans la qualité de la participation des donations à ce qui les détermine que se trouvent singulièrement incarnées des coordinations possibles, cohérentes, voire nécessaires entre le fini et l'infini. En effet, le don éternellement répété du réel n'impose pas la qualité de la participation de ses donations, il ne fait qu'inspirer à chacun de trouver ce qui les organise et ce qui les coordonne logiquement avec d'autres.
Le caractère informe et indéfini du non pensé, différent du brutal et impensable chaos des sensations, donne enfin à désirer que ce soit toujours la pensée qui coordonnera chaque fois différemment des formes dispersées sans pour autant les englober définitivement. Car de nouvelles questions feront et déferont ensuite la pensée qui ne se trouvera donc jamais totalement aboutie, mais qui saura pourtant que ces questions pourront néanmoins donner des sens mesurés et des valeurs humaines à nos existences éphémères.
[1] Deleuze, Logique du sens, Minuit, 1969, p.145.
[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Sur les îles bienheureuses.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des hommes sublimes.
[4] Wittgenstein, Fiches n° 273, Idées, Gallimard, 1970, p.77.
[5] Nietzsche, Dithyrambes de Dionysos, op.cit., Entre oiseaux de proie.
[6] Bachelard, La Psychanalyse du feu, 1938, Gallimard, Idées, 1965, p.179.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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