Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
17 Janvier 2025
Les vertiges de la conscience dans la folie
Pour parler directement et raisonnablement du caractère imprévisible de la folie, il faut peut-être socialiser le problème. Alors la folie, à des degrés certes différents, est soit plus individuelle que collective, soit c'est l'inverse comme dans ce jugement d'Éric Weil : "La folie du fou n’est pas en lui, mais dans les autres qui opposent leurs certitudes à celle du malade et qui l’empêchent d’être le sauveur du monde, parce qu’ils ne veulent pas être sauvés par lui."[1] Ou bien ne vaudrait-il pas mieux interpréter la folie lorsqu'elle se manifeste dans des comportements singuliers excessifs (délirants) ou dans les cris d'un corps qui souffre, notamment par impossibilité à s'épanouir selon les deux symptômes freudiens suivants : l'incapacité au travail et l'impossibilité d'aimer autrui ?
En fait, la folie individuelle exprime les instincts d'un corps entravé qui vrille en quelque sorte sur lui-même sans pour autant manquer totalement de raison puisqu'il parvient ainsi à se conserver un peu, en attendant certes le moment où le pas encore là de la mort sera remplacé par une fin insondable qui échappe à toute veille et à toute raison. En tout cas, dans cette attente, pour Bachelard, "la psychiatrie (…) a décelé, dans les esprits les plus troublés, des synthèses qui sont encore des pensées suffisamment cohérentes pour diriger une vie et pour créer une œuvre." [2]
Cependant, le pouvoir des instincts étant limité et contredit par le devenir du réel, aucun être vivant ne saurait se conserver sans être contredit, frustré, aliéné ou refoulé par son incapacité à se réaliser complètement. Et la souffrance qui en résulte s'exprime soit dans une plainte ordinaire qui témoigne d'une simple névrose, soit très violemment dans une psychose[3], sans doute afin de se débarrasser de cette violence, par exemple en l'intériorisant d'une manière masochiste, ou bien en la transposant sadiquement sur autrui[4], ou bien en voulant la répéter éternellement, comme Nietzsche, afin de sacraliser les éternelles forces vitales de la Nature. Alors, pour Blanchot, cette sacralisation peut bien être dite folle dans des sens à la fois singuliers et collectifs :" L'Éternel Retour est une pensée folle pour Nietzsche. C'est la pensée de la folie (…) Dangereuse, si, la révélant, il ne réussit pas à la communiquer – alors, il est fou; plus dangereuse, s'il la rend publique, car c'est l'univers qui doit se reconnaître en cette folie."[5]
C'est du reste dans cette perspective d'un fol retour identique des forces vitales qu'aucune fin ne pourra jamais être vraiment valorisée ou réalisée. Dans ce cas, l'ipséité, ce fait illusoire d'être complètement soi-même, est impossible à réaliser[6] et il sera pertinent de déplacer le centre de gravité de son propre corps pensant vers celui d'autrui afin d'échapper au vertige de la folie qui met la souveraineté de l'instinct de conservation au bord de son propre naufrage. Comment ?
La haine de ce qui limite un moi, c'est-à-dire surtout autrui, peut être d'abord la cause d'une réaction pathologique, voire psychotique, lorsque, corrélative d'un amour excessif de soi-même, elle fait vaciller toute relation possible au réel, soit en créant une culpabilisation hystérique qui est due à une hypertrophie du surmoi (concept de Freud), de ce gendarme intérieur du moi qui culpabilise et qui a déterminé la manie de la persécution éprouvée par Rousseau, soit en provoquant une paranoïa mégalomaniaque, comme celle d'un dictateur qui transgresse tous les possibles afin de faire triompher son idéologie politique. Ou bien, d'une autre manière, l'instinct de conservation peut se perdre dans les folles fictions circulaires d'un dédoublement narcissique parfois halluciné, lequel conduit le schizophrène à pervertir le réel dans une paranoïa où il s'attache exclusivement à des fragments de lui-même, voire au pire où il s'enferme dans l'exil intérieur qu'est la prison de l'autisme ; l'exclu, celui qui se sent nié ou non reconnu par autrui, renforce ainsi son enfermement d'une manière masochiste. Ou bien, plus formellement, l'instinct de conservation peut se dépasser dans les folles transgressions d'un langage, voire dans les déviations et dans les dédoublements pervers de la rhétorique, au pire dans des mythologies fantastiques qui déréalisent les données objectives du monde en faisant fi de leurs contradictions. Ou bien, enfin, l'instinct de conservation, renforcé par l'instinct de domination, peut s'enfermer dans le refuge de quelques idéologies identitaires, souvent exagérément nationalistes[7], en tout cas totalitaires et tragiquement séparatrices…
En définitive, les deux perspectives de la folie, individuelle et collective, témoignent de la fragilité humaine qui est constamment souffrante de sa situation existentielle et qui doit, pour l'assumer, soit fuir vainement le réel dans les profondeurs mystérieuses de sa propre singularité bien dérisoire, soit se laisser emporter par la folie d'une société qui impose la même violence souterraine à chacun, tout en créant l'illusion de transfigurer cette violence tragique par une démesure plutôt contrôlée… Alors, pour échapper à ces deux expériences complémentaires de la folie, il faudra sans doute trouver un sage accord entre le don du réel et ce qu'il rend positivement possible, et uniquement possible, c'est-à-dire une réalité finie, pourtant ouverte sur l'infinité raisonnable de l'esprit de la Nature.
[1] Weil (Éric), Logique de la philosophie, Vrin, 1967, p.111.
[2] Bachelard, Lautréamont, Corti, 1963, p.77.
[3] La psychose est une démence caractérisée par une dissociation délirante du moi. Par exemple, dans la schizophrénie le comportement peut être catatonique et sans contact avec le réel (selon Eugène Minkowski).
[4] Par exemple en torturant des êtres vivants. Cette transposition peut être meurtrière comme dans le cas où Pierre Rivière, jugé et condamné en 1835, avait tué sa mère, sa sœur et son frère.
[5] Blanchot, L'Entretien infini, op.cit., pp. 411, 412.
[6] "La pire place que nous puissions prendre, c'est en nous." (Montaigne Essais, II, 12).
[7] Nietzsche, Par delà le Bien et le Mal, § 256.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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