Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
16 Novembre 2024
- L'intuition de l'absurde
Le doute sceptique aidant, le réel peut être jugé absurde sans que ce jugement puisse être dit vrai ou faux. En fait, une réalité absurde n'est même pas l'objet d'une croyance en la vérité de l'indécidable, ni l'objet d'une opinion sotte qui serait insensée, ni une proposition indifférente parce qu'elle serait neutre (ni vraie ni fausse), elle est plutôt caractérisée par l'intuition sensible (écartelée) de sa propre ambiguïté parce qu'elle conjugue deux propositions contraires et plus vagues que si elles étaient contradictoires : celle du sens qui se rapporte au non-sens, et inversement.
L'absurde est en fait le sens de l'insensé ou la folie du sens. Et son ambiguïté ne se réfère à aucun principe raisonnable identifiable ni à aucun point précis du surgissement de la pensée à partir de laquelle deux propositions opposées pourraient être jugées. C'est donc l'absence d'un point de cohérence, comme le serait l'intuition pure d'un clair point de rupture, de fusion, de recul ou d'équilibre, qui rend une pensée absurde en traduisant peut-être une faille, un vide ou un néant qui se trouve à la fois dans le réel et dans la pensée qui l'interprète.
L'intuition complexe de cette faille ou de cet abîme, au cœur des métaphysiques matérialistes, brouille toute possible création d'un sens univoque et positif. Un jugement absurde interprète en effet les relations dispersées et discordantes de réalités toujours changeantes d'une manière hésitante, tout en semblant errer dans l'équivocité des choses qu'il interprète.
Car la caractéristique de l'absurde se révèle bien dans l'équivocité : comme dans le mot néant qui s'affirme absolument en excluant toute affirmation. Dans une intuition, puis dans jugement qui l'exprime, l'absurde dit à la fois que rien n'est impossible et que tout sens est impossible. Les propositions absurdes, y compris chez Montaigne, semblent définitivement tourner autour d'elles-mêmes : "Il nous faut abêtir pour nous assagir, et nous éblouir pour nous guider (…) L'humaine science ne se peut maintenir que par raison déraisonnable, folle et forcenée..."[1]
Ce n'est pas illogique, mais plutôt alogique puisque l'absurde se sert de la logique pour rendre la pensée logique impossible, ou bien pour réduire la logique à un simple moyen d'expression comme dans un raisonnement dit par l'absurde qui démontre la vérité d'une proposition à partir des conséquences de sa contradictoire.
En faisant ainsi triompher une équivocité pourtant douteuse, les intuitions absurdes se jouent aussi bien des contradictions et des incohérences que des significations claires et univoques. Interprétant Camus, pour Blanchot, l'absurde serait dans ce sens le fruit d'une pensée qui se joue de la pensée, en niant ses affirmations et en affirmant ses négations : "L'absurde ne peut parler ni s'affirmer sans se détruire. (…) L'essence de l'absurde est de vouloir rester non-pensé et non-parlé."[2] Comme dans le théâtre de Becket, l'absurde semble parler pour ne pas parler en enterrant la pensée en quelque sorte dans le devenir changeant de ses propres vertiges.
En revanche, dans un projet philosophique qui cherche quelques lueurs possibles à partir d'une prime obscurité, notamment afin d'instaurer immédiatement des rapports sensés avec le réel, il sera plus aisé de critiquer les opinions bêtes, idiotes ou sottes, que les propositions absurdes qui prétendent traduire l'absurdité du réel. En effet, il est impossible de savoir si l'intuition de l'absurde est la vérité de l'insensé ou bien si elle est la folie de la vérité. Enfermée dans sa propre confusion, elle est peut-être la traduction d'une discordance inhérente à la réalité et qui se propagerait dans la pensée. Alors, elle ne pourrait être dite que d'une manière embarrassante (aporétique) en suspendant ou en enterrant toute réponse possible. Ou bien elle serait symptomatique d'une faille bien réelle qui ne serait même pas dite d'une manière insensée, donc sotte, comme c'est le cas dans une opinion folle.
Plus précisément, lorsqu'elle est consciente de son embarras, une l'intuition absurde parce qu'elle conjugue deux propositions contraires n'est pas insensée, mais paradoxale. Son manque de sens, très relatif, signifie tout de même quelque chose : par exemple l'impossibilité d'être heureux sans souffrir, ou bien la contrainte d'être déterminé à décider de faire n'importe quoi, n'importe où et n'importe quand… Ces situations paradoxales expriment bien le caractère équivoque d'une réalité discordante, dissolvante ou assourdissante[3] qui est privée de repères objectifs ou subjectifs, et qui erre entre des significations opposées dont personne ne saurait comprendre comment elles sont asymétriques.
Peut-on dire alors que la réalité discordante de l'absurde sonne faux ? Ce serait trop dire, car son interprétation ignore comment s'effectue le passage d'une sonorité à sa signification jugée fausse. Comment discerner ce qu'est le faux et le vrai dès lors que dans la faille qui nourrit l'absurde manque tout fondement intellectuel pour juger ? Si les sons discordants étaient vraiment faux, serait-ce pour dénoncer cette fausseté ou bien pour s'en satisfaire ?
D'autres questions surgissent sans aucune réponse possible. Une sagesse tragique ne serait-elle pas une réponse à l'absurdité de notre monde divin et périssable ? L'absurde serait-il l'expression imagée de la brève épreuve d'une réalité équivoque qui s'affirmerait dans un écart, voire dans une faille, sans permettre de sortir de cette faille inconnue et inconnaissable ? Dans l'absurde, tout semble à la fois possible et impossible, y compris de le dire ironiquement ou très sérieusement. C'est absurde dans les deux cas au sens où ce qui est dit peut aussitôt être nié, et inversement, toujours dans des faits ou dans des situations parfois dérisoires, notamment lorsque triomphe l'improbable et une impossible conclusion qui peuvent déterminer d'imprévisibles réactions, comme celles qui provoquent quelques éclats de rire.
Dans ce cadre où s'impose une puissance aveugle de réactions qui se nient elles-mêmes, un éloge raisonnable du réel serait donc impossible. Mais, dès l'aurore de la découverte du réel, l'absurde est néanmoins dépassé par le philosophe qui a décidé de méditer en pratiquant l'épanorthose, c'est-à-dire qui a voulu dépasser ses intuitions, donc se reprendre afin de préciser, de nuancer ses propositions, de les corriger ou de les renforcer. Ensuite, sur le seuil où le possible risque de basculer dans l'impossible, surgiront sans doute d'autres intuitions intellectuelles naissantes et non refermées sur elles-mêmes, car qui expérimenteront leur créativité, tout en remplaçant les opinions par des certitudes provisoires, parfois rectifiées, mais pertinentes lorsqu'elles créeront un accord immédiat avec une épreuve particulière du réel, notamment, pour Bachelard, "dans la mise en rapport de nos concepts." [4]
Dans ce prolongement, il sera alors possible de faire un éloge du réel, lequel impliquera de construire librement des relations positives et méditées avec l'éternel devenir de l'infinité de la Nature à partir de l'intuition intellectuelle fondamentale qui saisit la présence d'un point de contact invisible entre le fini et l'infini.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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