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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

La beauté gracieuse

La beauté gracieuse

 

Les lignes gracieuses naissent avec la beauté

 

 

   Même si elle n'apparaît que dans la finitude du monde terrestre pour les êtres humains, seule la Nature peut être véritablement considérée comme belle. Et ce n'est pas seulement parce qu'elle est mysté­rieusement éternelle, mais surtout parce qu'elle est vivante et créatrice, notamment par l'insertion de la puissance de son infinité dans des choses finies et éphémères. L'énergie déployée dans et par le devenir des choses est en effet canalisée et ordonnée par sa puissance universelle et constante qui nous donne des formes remarquables, diverses, variées et épanouies.

   Pour le dire autrement, la puissance de la Nature fait pa­raître belles et parfois vraies certaines choses terrestres en manifestant les dons permanents et généreux qui illuminent les formes vivantes, certes, comme le précisait Bergson, sans "livrer son secret". [1] Pourtant, lorsque l'expression est forte, la beauté qui circule de la Nature vers l'art semble émaner plus directement. Un accord dynamique s'instaure peut-être alors entre la Nature qui donne éternellement sa puissance et les êtres qui l'accueillent au sein de leur existence, tout en s'en inspirant afin de devenir eux-mêmes créatifs, par exemple dans la joie qui fait surgir plus aisément des formes nouvelles. La beauté caractérise en tout cas d'extraordinaires surgissements créatifs qui paraissaient très naturels à Nietzsche : "Qu'est-ce que la beauté sinon l'image où nous trouvons reflétée la joie extraordinaire qu'éprouve la nature quand une possibilité de vie, nouvelle et féconde, vient d'être dé­couverte ?" [2] 

   Quoi qu'il en soit, la force extraordinaire d'un acte créatif est bien différente dans la Nature et dans l'art, y compris pour Ba­chelard qui a considéré l'art comme de "la na­ture greffée". [3] Certes, la nature ne ment jamais, alors que les créateurs se servent de la nature soit pour chercher des vérités scientifiques ou philosophiques, soit pour s'appro­prier ses images et ses sonorités, ces dernières étant plus ou moins symbo­liques, surtout lorsqu'il s'agissait pour Aragon de créer un "mentir vrai" qui ne saurait du reste satisfaire toutes les exigences esthétiques des êtres humains.    

   Cependant, pour chacun, le rapport à la Nature est parfois éprouvé avec un peu de nostalgie, ou au mieux avec beaucoup d'inventivité, en des formes où ne prévaut plus seulement le plaisir d'une beauté régulière, homogène et achevée, mais plutôt une manière gracieuse qui valorise les lignes vivantes des formes afin de les faire paraître continument plus souples et plus libres, donc sans en fixer définitivement le devenir dans des formes globalement ou divinement belles. L'ex­pression de la beauté du monde terrestre semble ainsi ne plus suffire et rendre possibles des formes moins contraintes et plus humaines, même si c'est à partir de la force contenue et assouplie d'un créateur.

   Pourtant, il n'y a pas de formes gracieuses sans un rapport préalable à une sorte de beauté. Mais laquelle ? Sans doute celle qui apporte quelques certitudes rassurantes, au risque de préférer une symétrie entre des choses identiques et figées, à un équilibre, certes précaire, entre des choses différentes, changeantes et bien vivantes.

   Le gracieux serait-il alors, dans ces conditions, un effet de la beauté, certes plus dynamique et plus vivant ? Sans doute, parce que, selon un jugement très répandu, la grâce serait plus belle encore que la beauté.[4] Pour Burke, en revanche, les différences entre ces deux catégories seraient minimes : "La grâce diffère peu de la beauté et en comporte bien des éléments. Elle concerne la posture et le mouvement et tient à l'absence totale d'embarras, à une légère inflexion du corps, et à une disposition générale des parties qui exclut toute gêne réciproque comme tout angle aigu et saillant." [5]

   Ce point de vue prolonge celui de Léonard de Vinci qui considérait simplement la beauté comme de la grâce fixée. Dans cette perspective, la grâce n'ajouterait pas une dimension supplémentaire à la beauté, comme celle d'un raffinement, d'un mièvre prolongement ou d'un relâchement. Car, à partir des proportions formellement régulières et harmonieuses de la beauté, comme en une âme qui dirige un corps accordé avec elle, le gracieux accompagnerait plutôt les formes belles, mais ces formes seraient plus intério­risées, en tout cas spiritualisées. Pourquoi ? Sans doute parce qu'elles accueillent en elles d'imprévisibles profondeurs dynamiques de la Nature, comme le pensaient Henri Bergson, puis Joseph Segond lorsqu'il affirmait : "La beauté est une grâce qui se donne et se manifeste, l'éveil dans l'âme d'une disposition harmonieuse qui est grâce elle-même." [6] Ainsi les beaux rythmes d'une vie intime deviennent-ils totalement analogues à ceux de la Nature !

    Quoi qu'il en soit, si le plaisir esthétique inhérent au gracieux est moins rigide par rapport à celui du beau, si ce plaisir n'est pas celui d'une beauté "alanguie et comme efféminée", [7] et si "on passe de la beauté à la grâce par des degrés presque insensibles", [8] c'est sans doute parce que ce plaisir se situe tout simplement au plus près des forces évolutives du monde, au plus près d'une lumière spirituelle et sensible qui fait rayonner de multiples nuances au cœur des correspondances entre les apparences et les mouvements de l'âme. Le sen­timent du gracieux rassemblerait alors de nombreuses nuances des mouvements du monde, mais seulement après les avoir accompagnées libre­ment, c'est-à-dire après les avoir vécues au sein d'un mouvement modulé,[9] sinueux, continu, fluide, rythmé, paisible et adouci, peut-être comme pour un être humain lorsqu'il accueille volontairement les élans de son âme dans sa propre fini­tude singulière, et même si cette dernière lui semble parfois déri­soire.  

   Dans le monde terrestre, comme dans une œuvre d'art, les mobilités aisément exécutées par des gestes souples, ou en fonction de lignes qui ondulent comme des vagues, semblent alors gracieuses parce qu'elles sont apaisées, tran­quilles et simples. Cela signifie, pour Robert Blanché, qu'un mouvement gracieux n'est jamais violent : "La grâce requiert un déroulement tranquille et harmonieux, qui soit pour la vue ce que serait, pour l'oreille, le cours d'une mélodie sereine, legato et cantabile. D'où une impression d'apaisement, de sécurité." [10]

   Dès lors, à partir de cette calme simplicité, les mouvements gracieux peuvent participer plus aisément au devenir de la Nature. Dans ce monde terrestre, on pourrait précisément donner l'exemple du déplacement tranquille d'une bête fauve lorsqu'elle fusionne délicatement avec ce qui l'entoure. De plus, le mouvement souple des formes gracieuses, à l'inverse de la fulgurance parfois brute de la beauté des choses naturelles, est inséparable de chaque pensée qui le rapporte avec une certaine aisance au devenir de sa propre ouver­ture sur de nouveaux actes libres, voire dans la durée de sa propre orientation très mobile et sans trop d'obstacles vers l’éternité. Car le sentiment du gracieux peut toujours accompagner artistiquement et intellectuellement les épreuves humaines sans se réduire à leurs expressions immédiates, édulco­rées ou non.

   Dans cet esprit, pour Léonard de Vinci, les lignes gracieuses de ses tableaux semblent naître au moment insaisissable où la beauté des formes a trouvé un point d'inflexion, par exemple celui de la demi-teinte, avant de s'étirer vers son propre dépassement. Ces lignes gracieuses se déploient en effet entre des masses aérées et des plans harmonieusement entrelacés dont les lignes ondulantes ne sont pas seulement celles d'une colline ou d'une vallée. Par exemple, la beauté naturelle d'un visage, sans doute d'abord perçue par le peintre d'une manière anonyme, involontaire, désintéressée et fort peu attentive, c'est-à-dire en restant au bord de son mystère, devient ensuite le visage gracieux d'une madone qui, très intériorisé, [11] paraît vibrer intimement au delà du modelé de ses seules apparences.

   Inspiré par sa science de la nature, Léonard de Vinci a ainsi peint des formes en transfigurant ses expérimentations, notamment en utilisant de légères couleurs dégradées, estompées ou déliées sur les confins, tout en enveloppant délicatement un visage d'ombres et de lumières, et sans permettre au regard d'en cerner les contours, donc sans permettre de discerner si ce sont la lumière ou l'ombre, la science ou l'art qui s'accroissent ou non, ici ou là. Car toujours la relation entre les clartés et les ombres constituent un vibrant clair-obscur qui à la fois atténue la perspective aérienne et renforce le modelé des figures, ou inversement, selon les contrastes et les reliefs désirés.

   De plus, en un sourire vincien, c'est-à-dire en un demi-sourire vague, esquissé, atténué, retenu, donc in­complet et pourtant tendre, les mouvements des lignes deviennent gracieux lorsqu'ils dépassent la tension d'une âme vagabonde qui, sans cette ouverture consciente sur l'inconnu, ne parviendrait pas à unifier son devenir matériel et spirituel, puisque, pour Léonard, "on ne peut exprimer les idées que par les gestes et les mouvements des membres." [12] Dès lors, comme l'affirmait Ravaisson à propos de cette es­thétique vincienne qui privilégie l'esprit sur le travail de la main, "c'est l'âme qui a fait le corps à son image." [13] En effet, beautés et grâces s'entrelacent lorsque s'instaure une correspondance harmonieuse entre un objet et un sujet, entre une œuvre divinement inspirée, donc religieuse, et la manière inconditionnellement aisée, souple, désintéressée et libre de recevoir son harmonie interne, c'est-à-dire sa beauté.

   Inséparable d'une aspiration au bonheur, le désir qui s'accomplit en des mouvements gracieux peut certes être également affaibli parce qu'il a la nostalgie d'un bonheur perdu ; surtout dans le re­gret des moments heureux de l'enfance. Car la nostalgie, ce douloureux retour d'un bonheur passé qui fait préférer un humble petit village aux splendeurs d'un lieu présent, fusionne plaisirs et regrets dans le cercle fermé d'une ré­pétition régressive.

   Cependant, même lorsqu'il est affaibli, le désir peut tout de même tenter d'entraver le triomphe de la nostalgie, par exemple en créant l'illusion d'un nécessaire destin à partir de quelques souvenirs heu­reux. Ensuite, parce que toute faiblesse se débat aussi contre elle-même, y compris dans la nostalgie, les peu prévisibles mou­vements gracieux ne perdront pas nécessairement leur qua­lité de dépasser tout enfermement nostalgique. Pour y parvenir, le désir devra seulement s'ouvrir indéfiniment sur son propre dépassement. Et il n'aura plus, dans son inachèvement, le regret de ce qui a été perdu, puisque s'imposera surtout l'élan du mouvement créatif avec lequel toute forme gracieuse paraît un peu plus présente, jamais re­fermée sur elle-même, c'est-à-dire jamais totalement finie ni achevée.  

 

 

[1] Bergson, La Vie et l'œuvre de Ravaisson, Œuvres, PUF, 1963, p.1471.

[2] Nietzsche, La Naissance de la philosophie à l'époque de la tragédie grecque. Idées,NRF, n°196, 1969, p.25.

[3] Bachelard, L'Eau et les rêves, Corti, 1942-1971, p.15.

[4] Selon Joseph Segond dans son Traité d'Esthétique, Aubier, 1947, p.107.

[5] Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau,  III, 22.

[6] Segond (Joseph), Traité d'Esthétique, Aubier, 1947, p.174.

[7] Blanché (Robert), Des catégories esthétiques, Vrin, 1979, p.110.

[8] Blanché (Robert), Ibidem.

[9]  La modulation est gracieuse lorsque le passage d'une sensation à une autre s'effectue en douceur.

[10] Blanché (Robert), Des catégories esthétiques, Vrin, 1979, p.108.

[11] Car la peinture est pour lui chose mentale : "La pittura é cosa mentale".

[12]  Léonard de Vinci, Ludwig, Quellenchriften für Kunstgeschichte, §180.

[13]  Bergson (Henri), La vie et l'œuvre de Ravaisson, Œuvres, PUF, 1963, p.1460.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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