Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
7 Novembre 2019
La disposition, innée ou acquise, des êtres humains à aimer et à penser, peut s'élargir au sentiment très délicat de la sympathie, qui leur permet, en des moments épanouis, de se sentir un peu en accord avec ce qui les entoure : le monde et les autres. Par exemple, pour Bachelard, animus et anima se mettent vraiment à l'unisson lorsqu'ils trouvent leur bonheur dans leur commune vibration à la fois subjective et objective : "Si une âme vibre tout entière dans une pensée heureuse c'est qu'elle a trouvé des résonances et des sympathies dans le monde objectif." [1] Certes, afin de réaliser cet accord intellectuel et affectif, il faudrait sans doute pousser le rayonnement de ses propres dispositions affectives vers des raisons susceptibles de les éclairer, donc sans sombrer dans une aveugle compassion qui ferait prévaloir les affects sur les concepts, notamment en se perdant dans la souffrance des autres… Mais, lorsque le sentiment de la sympathie est modéré, il peut rester humain en excluant toute pitié au sens d'une fusion condescendante. Cela implique qu'il ne s'identifie pas au mal qui pourrait advenir à chacun, car il est guidé par une décision raisonnable qui permet de transformer une faiblesse en vertu. En effet, une vertu de solidarité entre les sentiments et les concepts est possible. Elle n'est alors que l'expression conséquente de la réalité de la Nature à s'aimer intellectuellement elle-même. Dans ces conditions, sans pour autant coïncider avec la souffrance de l'autre, une douce empathie paraît inséparable de l'amour de la vie qui instaure ainsi une constante solidarité entre tous les êtres en leur donnant sens et valeur. Et cette participation humaine, non contagieuse, réfléchie et solidaire avec les sentiments les plus tristes, ne perd pas de vue que l'amour de la vérité permet aussi d'orienter chaque vouloir vers des actions bienveillantes qui ne se laisseront pas piéger par le pathos des affects. Mais comment la réalisation de cette disposition pour la vérité parvient-elle vraiment à s'exprimer plutôt clairement dans le sentiment de la sympathie ? Par exemple, pour Bergson, les forces qui créent la sympathie, cette communion du cœur avec la raison, cette communion généreuse à la fois intellectuelle et sensible avec l'autre, est tendue vers de multiples réalisations possibles en étant constitutive d'une grâce, d'abord virtuelle puis effective. En effet, d'une part, comme disposition supérieure, peut-être souveraine, cette grâce "est l'indication d'un mouvement possible vers nous, d'une sympathie virtuelle ou même naissante. C'est cette sympathie mobile, toujours sur le point de se donner, qui est l'essence même de la grâce supérieure." [2] D'autre part, comme réalisation, l'attrait de cette grâce apporte un bel enchantement, et le charme qui l'accompagne physiquement et intimement entre ensuite en résonance avec des qualités morales, précisément bienveillantes et généreuses : "Il entrera donc une espèce de sympathie physique, et en analysant le charme de cette sympathie, vous verrez qu'elle vous plaît elle-même par son affinité avec la sympathie morale, dont elle vous suggère subtilement l'idée." [3] Inspiré par Ravaisson, Bergson a ainsi rattaché directement cette sympathie, cette extension et cet épanouissement de la bonté, à un sentiment et à un mobile naturel [4] qui transparaissent sous "un principe qui se donne", [5] c'est-à-dire sous le principe de cette grâce supérieure qui contient en elle, en puissance, tous les dons possibles et réalisables, et qui ne les réalise que dans des actes non violents. Car c'est précisément lors d'une atténuation des forces violentes par une pensée plus légère que surgit le sentiment du gracieux, lequel peut être alors conçu comme une victoire de l'esprit sur toutes les violences matérielles qui conduisent uniquement au repos de la mort ou du néant. De plus, ce sentiment du gracieux, eu égard à la douceur qu'il peut manifester, semble bien, comme pour Bergson, être "le plus simple" [6] de tous les sentiments : un premier don de la douceur, en quelque sorte, par une étonnante sortie de l'inertie, par le prime surgissement d'un mouvement simple qui maintient de la force au sein de toutes les faiblesses, y compris intellectuelles. La douceur de ce sentiment prépare ainsi nos désirs de plénitude qui sont du reste des réponses à des échecs passés, ces échecs ayant laissé de douloureuses traces en nous. Mais chacun pourra ensuite tenter de les surmonter sans se laisser séduire par quelques fantômes ou illusions du monde matériel. Car les pensées seulement fictives des êtres humains sont produites par un imaginaire qui ne peut engendrer que des concepts vides de sens ou insensés, parce que sans réel objet. En tout cas, c'est avec une douce sérénité, donc avec des sentiments très modérés, que les mouvements éphémères de nos existences paraissent gracieux, c'est-à-dire non violents, en effet hors de tout nihilisme inhabitable et sans œuvre possible. Pourquoi ? Assurément parce que la douceur d'une pensée n'est pas nécessairement l'expression d'une faiblesse de la pensée. Elle est plutôt ce qui témoigne d'un mouvement contrôlé en elle, d'un mouvement qui est devenu gracieux parce qu'il est parvenu à survoler les choses mortelles au lieu de se laisser fasciner par elles. Cependant, ces dispositions affectives, plutôt naturelles, pourront-elles véritablement devenir morales par sympathie si elles ne sont pas accompagnées par d'authentiques preuves d'amour ? Cela n'est pas certain si l'on admet que les dispositions naturelles de la grâce sont celles de la vie qui, dans son innocence, est indifférente à ses effets. Cela signifie que la réalité effective d'une universelle sympathie peut ignorer ses effets, bénéfiques ou non sur les êtres singuliers. Si la vie donne d'abord en gros, l'amour de la vie prévaut sur les divers destins des êtres vivants. Néanmoins, il ne faudrait pas en déduire, comme M. Conche, que l'amour des êtres vivants est brutalement le même pour les minéraux, les végétaux, les animaux ou les humains : "L'amour a sa racine à la même profondeur que la vie ; il n'a rien d'un sentiment altruiste. L'arbre n'éprouve pas un sentiment désintéressé pour l'air et le soleil dont il vit ; il est eux, il s'en fait et s'en crée : c'est bien autre chose… «Je vous aime» : je vis de vous. " [7] Vivre de l'autre, certes, mais aussi pour lui, c'est-à-dire par amour (ou amitié) pour lui, très précisément, donc non confusément, et quel que soit l'accueil qui est donné par chacun. Les preuves d'amour, lorsque preuves il y a, interviennent après, presque pour rien, dans et par la grâce de l'amour qui exprime peut-être, certes inconsciemment, sa vérité la plus profonde dans cette sympathie. L'amour réalise alors sa propre vérité sans nous permettre de la reconnaître complètement et définitivement, car la grâce de l'amour est trop généreuse pour se perdre dans l'intelligence des détails et des preuves. Par conséquent, si l'amour vaut plutôt sans preuves, c'est parce qu'il nous donne la grâce d'aimer l'autre dans sa simple présence sans requérir un supplément. Il vaut inconditionnellement par lui-même parce que la vie lui donne une valeur à la fois universelle et singulière, hors de toute preuve précise d'amour donc, c'est-à-dire surtout dans et par l'affirmation de la grâce d'une nécessaire sympathie universelle entre tous les êtres vivants, comme M. Conche a fini par le reconnaître d'ailleurs dans un autre texte : "L'amour ne juge pas, ne compare pas, ne se tient pas hors de. Il est participation totale à la vie, à l'être d'un autre être. Il est approbation. L'autre est intégralement approuvé. Son être : une grâce qui nous est faite. Mais il faut avoir la grâce de l'amour pour saisir l'existence d'autrui comme une grâce. Il n'a qu'à exister – nullement à se faire valoir : il vaut. Et par son existence seule, il justifie le monde." [8] Dans ces conditions, la grâce de la sympathie n'apparaît plus comme une épiphanie de l'imperceptible ou de la confusion, mais plutôt comme l'expression globale qui permet de rendre dignes les nuances et les différences de chaque être vivant, même si la délicatesse qui est alors requise ne conduit pas toujours, par faiblesse de cœur ou d'esprit, à quelque vertu capable de répéter avec fermeté ses plus fortes exigences. Quoi qu'il en soit, le gracieux exprime toujours un mouvement simple, léger, épuré et délicat de la grâce, une sorte de sentiment raffiné, retenu, que chacun peut chercher à réaliser en accompagnant ses changements sans les fixer, sans peser sur eux, et sans être pour autant affaibli.
[1] Bachelard, Études, 1934-35, Vrin, 1970, p.92.
[2] Bergson (Henri), Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, ch. 1. Œuvres, PUF, 1963, p.13.
[3] Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Ibidem.
[4] Bergson, La Vie et l'œuvre de Ravaisson, Œuvres, PUF, 1963, p.1481.
[5] Bergson (Henri), La Vie et l'œuvre de Ravaisson, Ibidem., p.1472.
[6] Bergson (Henri), Essai sur les données immédiates de la conscience, 1889, ch. 1. Œuvres, PUF, 1963, p.12.
[7] Conche (Marcel), De l'amour – Pensées trouvées dans un vieux cahier de dessin, Cécile Defaut, 2008, §78, p.36.
[8] Conche (Marcel), De l'amour – Pensées trouvées dans un vieux cahier de dessin, op.cit., §117, p.51.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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