Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
10 Novembre 2019
1. Une métaphysique naturaliste.
La métaphysique n'est pas nécessairement une science abstraite de l'en deçà ou de l'au-delà de la physique qui contiendrait toutes les causes immatérielles, divines et absolues de la nature. Elle ne se constitue pas forcément à partir de la vérité des premiers principes et des premières causes comme l'affirmait Aristote, ni comme un système a priori de la connaissance par simples concepts (Kant) ni comme une construction anthropomorphique du monde sur du vide selon Nietzsche.[1] Néanmoins, cette création de la pensée de la Totalité du réel peut se déterminer comme un savoir plutôt probable de la Nature, et, à ce titre, elle a pu orienter la peinture de Paul Klee.
En fait, ce dernier ne s'est pas situé au cœur d'une nouvelle ontologie, d'un nouveau discours sur l'Être, mais dans la perspective ni anthropomorphique, ni transcendante, d'un réel contact possible du fini avec l'infini, de l'obscur avec la lumière, à partir des différents mondes humains ou non avec la Nature infiniment et éternellement créatrice. Cela signifie que le concept de contact devrait rendre possible une métaphysique naturaliste, y compris en peinture.
En attendant, les concepts de la philosophie, certes implicites dans l'art, survolent les images, les sensations et les émotions en leur donnant des sens. Dans ces conditions, la dynamique infinie (sans limites) de la Nature naturante a pu inspirer au peintre de multiples perspectives. Et ces perspectives n'ont été possibles qu'à partir de l'hypothèse d'une "province statique" [2] capable d'imposer à notre monde fini, et non à la dynamique infinie de la Nature naturante, "la loi implacable du fil à plomb", c'est-à-dire une oscillation, un mouvement constant entre la vie (de la cellule, de l'œuf, du tableau) et la mort : "Ainsi croissent les plantes, ainsi marchent ou volent les bêtes ou l'homme."[3] .
De plus, comme il l'a lui-même précisé, l'élan créatif de Paul Klee a véritablement été fondé par une métaphysique naturaliste : "Le terrestre le cède chez moi à la pensée cosmique." [4] Dans cette perspective, une pensée cosmique ne cherche pas à imiter la nature constituée, c'est-à-dire naturée en différents mondes bornés et évanescents, car ces mondes ignorent la puissance infinie de la Nature naturante que Paul Klee a nommée cosmique : "La nature naturante importe davantage que la nature naturée (…) au lieu d'une image finie de la nature, celle – la seule qui importe – de la création comme genèse (…) une durée continuée." [5]
En conséquence, le peintre a décidé de se mettre à l'écoute de la Nature naturante, créatrice de toutes les formes, dans la même optique que de nombreux philosophes (Anaximandre, Nietzsche, Conche), et notamment afin de "recueillir ce qui monte des profondeurs et le transmettre plus loin." [6] Car, au cœur de ladite Nature, au cœur de cet impensable ensemble de tous les ensembles, au cœur de cet Infini qui englobe l'obscur et le lumineux, chaque création permet parfois à l'homme de penser de très profondes intuitions. Le peintre découvre alors les primes lumières qui lui inspirent ses couleurs naissantes, voire celles qui créent la pensée même de ses tableaux, notamment l'idée primordiale qui lui permet chaque fois de rassembler toutes les formes disséminées ici ou ailleurs. Et cette idée primordiale peut aussi renvoyer à une intuition dynamique, changeante et ouverte sur de nouvelles idées : "Nous construisons et construisons sans cesse, mais l'intuition continue à être une bonne chose." [7]
Dès lors, il y a bien pour Paul Klee une intuition du jeu de la lumière avec l'obscur qui complète celle des couleurs. Et cette intuition est d'abord celle de la puissance d'un rayonnement créatif, même si ce dernier surgit sans doute de l'obscur, non comme simple clarté, mais comme mouvement chromatique, c'est-à-dire comme déploiement d'énergie dans et par le noir : "Représenter la lumière par de la clarté n'est que neige d'antan. La lumière comme mouvement chromatique serait du nouveau. J'essaye maintenant de rendre la lumière simplement comme déploiement d'énergie. Du moment que sur un blanc présupposé je traite l'énergie en noir, il faut que cela aussi mène au but."[8]
Cependant, cette idée primordiale d'un rayonnement de la lumière n'est pas abstraite du monde. Elle est en effet l'épreuve fondamentale d'un bref contact intuitif avec une mystérieuse idée métaphysique, celle de l'infini qui inspire l'acte de peindre et qui guide secrètement les premiers gestes créatifs : "La force créatrice échappe à toute dénomination, elle reste en dernière analyse un mystère indicible." [9]
Néanmoins, cette intuition (ou cette idée primordiale) paraît aussi éternelle que la Nature qui la transmet précisément à l'artiste : "Au commencement, il y a bien l'Acte ; mais au-dessus il y a l'Idée. Et puisque l'infini n'a pas de commencement déterminé, mais est sans commencement ni fin comme le cercle, on doit admettre la primauté de l'Idée."[10] Chaque tableau de Paul Klee est ainsi déterminé par l'idée d'une source infinie qui anime des formes multiples, non abstraites et vigoureusement éternelles : "Se tenir énergiquement au chemin, se rapporter sans discontinuer au jaillissement idéel primordial." [11] De plus, cette source éternelle entrelace le masculin et le féminin, l'esprit et les formes sensibles : "Au commencement, la masculine propriété de la secousse énergique. Ensuite la charnelle croissance de l'œuf. Ou encore : le fulgurant éclair, puis la nuée pluvieuse. Où l'esprit est-il le plus sûr ? Au commencement." [12]
Dès lors, la lumière (ou le feu) qui rassemble et qui anime les primes formes des tableaux de Paul Klee ne constitue pas seulement une forte unification spirituelle des apparitions, car cette lumière qui triomphe de l'obscur rend également visible le dépassement de chaque ensemble pictural et de chaque monde singulier qui a en fait été créé sans requérir la moindre connaissance préalable : "Un certain feu jaillit, se transmet à la main, se décharge sur la feuille, s'y répand, en fuse sous forme d'étincelle et boucle le cercle en retournant à son lieu d'origine : à l'œil et plus loin encore (à un centre du mouvement, du vouloir, de l'Idée)." [13]
En conséquence, la métaphysique naturaliste de Paul Klee se déploie dans ses créations vraiment fulgurantes (en latin fulgur signifie éclair) qui frappent avec la même rapidité l'affect et la pensée, le clair et l'obscur, sans se perdre dans le feu de quelque transcendance. Pour cela, cette métaphysique ne doit pas être interprétée à partir d'un au-delà ou d'un après aristotélicien de la physique, mais plutôt dans le sens où le préfixe grec μετά signifie avec. Par exemple, dans le tableau intitulé Formation de montagnes (1924), des forces multiples s'entrechoquent et se déploient en fonction de divers points de rencontre. Et ces points paraissent obéir à une mystérieuse nécessité naturelle qui crée ainsi les forces et les équilibres provisoires de son devenir.
L'inspiration qui attise très philosophiquement l'art de Paul Klee est en tout cas générée par une relation constante entre la finitude du monde terrestre (finitude affirmée par de multiples images disséminées ou entrelacées) et l'infinité de la Nature qui crée éternellement de nouvelles formes éphémères (éphémèros signifiant en grec créature d'un jour). Le devenir éternel de ladite Nature réalise ainsi une inéluctable coïncidence entre les opposés, comme chez Héraclite, Nicolas de Cues ou Nietzsche. Et Midi devient inéluctablement Minuit : "Le concept d'infini se rapporte non seulement au Commencement, mais relie celui-ci à la Fin et nous amène aux notions de cycle et de circulation." [14]
Qu'il y ait ou non des cycles toujours recommencés dans le monde terrestre, chaque œuvre de Paul Klee crée mystérieusement de multiples points de contact possibles entre des formes en devenir. Car, sachant que tous les points d'un polygone ne coïncident pas avec l'ensemble du cercle qui les contient, il en est sans doute de même dans la relation du fini (ou de l'indéfini) avec l'infini. Au cœur de chaque image surgissent alors parfois des points de rencontre entre les formes, même en l'absence de tout centre définitif, puisque tout est sans doute entrelacé (complexus). C'est ainsi que les œuvres de Klee pourraient renvoyer, ici ou là, des formes différentes vers ce que le philosophe Marcel Conche désigne comme un très probable "point infini"[15] de la Nature. Car cette dernière est interprétée par le philosophe à la fois comme une source infinie et comme un tableau vivant et inachevé qui lui fait penser à "une sorte d'immense tapisserie sans centre." [16]
Mais comment un point de contact entre le fini et l'infini peut-il être représenté par Paul Klee ? Cela est difficile, car l'idée de ce point infini contient deux propriétés : d'être métaphysiquement invisible et d'échapper à toute possible localisation. Du reste, dans un monde en partie aléatoire, comme dans tout tableau vivant, il n'y a pas de centre absolu, comme le montre une œuvre de Klee intitulée Ad marginem (1930). Dans ce tableau, de multiples représentations d'oiseaux, de végétaux et de fleurs… semblent repoussées par un soleil (ou un œil) rouge, erratique et décentré. Cependant, si chaque représentation renvoie bien à différents mondes "incommunicables"[17], il est possible de supposer qu'un invisible point infini rendra cette dispersion cohérente, par exemple en mettant la couleur rouge de cette sphère en contact avec le trait gris qui la limite précisément au centre probable du tableau.
Pourquoi cette cohérente dispersion ? Sans doute parce que le perspectivisme de Klee ne saurait être confondu avec du syncrétisme. À chacun ses propres limites et fermetures, en effet, même si l'homme est peut-être le seul être vivant à créer parfois librement les siennes. En tout cas aucun principe ne saurait remplacer pour Klee les divers points de contact qu'il imagine, en de clairs instants, avec la Nature infinie, omnienglobante et éternelle, qui l'inspire. Chaque acte créatif est ainsi inspiré par une source mystérieuse et invisible qui lui permet de faire rayonner ses divers points de vue sans préjugés, sans hiérarchie et sans ordre préétabli. Un tenu pour vrai intuitif, plutôt qu'une croyance, suffit : "J'occupe un point reculé, originel de la Création, à partir duquel je présuppose des formules propres à l'homme, à l'animal, au végétal, au minéral et aux éléments, à l'ensemble des forces cycliques. Des milliers de questions cessent comme si elles étaient résolues. Là ni doctrine ni hérésie. Les possibilités sont infinies et la foi en elles vit, en moi, créatrice." [18]
Mais comment une ouverture sur l'infinité de la Nature peut-elle vraiment être effectuée ? Sans doute en dépassant la brutale coincidentia oppositorum, chère à Nicolas de Cues, qui ne concerne que nos mondes indéfinis. De plus, sans se laisser brûler par les oxymores de l'expression mystique traditionnelle, il vaudrait mieux conserver la vivacité des contraires et chercher un équilibre, même chancelant entre eux, comme dans l'aquarelle de 1922 qui porte ce titre. Puis il faudrait découvrir ou créer des croissances plutôt ordonnées entre des formes capables de rassembler, en même temps, tous les éléments dispersés, comme dans une constellation rêvée par exemple : "Pouvoir concilier les contraires. Exprimer d'un seul mot la pluralité !" [19]
Cependant, le contact avec l'infini qui est visé par Paul Klee ne met pas totalement à l'écart ou au-delà des contradictions. Ce contact est véritablement en acte lorsque ses créations se dépassent tout en conservant leurs primes forces initiales et tout en unifiant ses formes nouvelles. Il suffit pour cela que la puissance de l'infini permette à l'artiste d'orienter librement son devenir imprévisible et créatif : "Exercer une action non pas en tant que multiplicité telles les bactéries, mais en tant qu'unité ici-bas en rapport avec l'au-delà. Être ancré dans la totalité universelle, étranger ici, mais fort, voilà sans doute le but. Mais comment exécuter cela ? Croître, tout d'abord, simplement croître."[20] Pour le dire autrement, le processus créateur de Paul Klee cherche à faire émerger, au cœur de la finitude des premières lignes de ses dessins et de ses premières couleurs, des qualités simples, parce que cette simplicité rendra possibles des contacts joyeux, humoristiques, parfois ironiques, souvent chaleureux ou simplement rayonnants (lumineux) avec l'infini.
Ensuite, les œuvres du peintre pourront déployer leurs diverses branches dans le monde sans oublier les ardentes déterminations de leurs profondes racines, ni la mystérieuse source invisible de la Nature qui leur donne toujours vie : "Et comme tout le monde peut voir la ramure d'un arbre s'épanouir simultanément dans toutes les directions, de même en est-il de l'œuvre." [21] Mais ce n'est pas tout. Car c'est aussi, à partir de deux épreuves divergentes, c'est-à-dire dans la joie silencieuse et vive de créer plus ou moins consciemment ainsi que dans une crainte lucide à l'égard de la menace d'oublier, que se constitue un rapport dynamique, vivant et hésitant entre les ouvertures sur l'infini et les épreuves passives et matérielles des chaos vertigineux du monde terrestre. Un exemple en montre la difficulté : dans Le Danseur de corde de 1923 l'ouvert sur l'infini ne trouve, en de brefs instants, qu'un équilibre instable, presque au croisement de deux traits blancs et orthogonaux.
Plus précisément, lorsque le retrait des images perçues s'accorde avec la création de nouvelles images, ces instants font penser à un autre équilibre possible, certes précaire, mais plus important, celui qui pourrait s'établir entre le visible et l'invisible. Car, dans ces moments, le projet de rendre visible ce qui n'était secrètement qu'en germe remplace la tentation d'imiter les vibrations objectives des apparences (comme dans l'impressionnisme) ainsi que le désir d'exprimer uniquement sa propre subjectivité (d'une manière expressionniste par exemple). Pourquoi ? Assurément parce que la vérité qui est visée par la métaphysique naturaliste de Paul Klee requiert des interrogations toujours nouvelles qui recherchent un contact possible avec la simplicité de l'invisible. La formule qui résume cette approche d'une vérité artistique est célèbre : "L'art ne reproduit pas le visible ; il rend visible."[22]
[1] Nietzsche, Le Livre du philosophe, Aubier-Flammarion n°29, 1969, § 59 et 84.
[2] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Voies diverses, Gonthier, Médiations, 1964, p.47.
[3] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Ibidem.
[4] Klee (Paul), Journal, p.340.
[5] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, De l'art moderne, pp.28, 29.
[6] Klee (Paul), Ibidem, p.17.
[7] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, 5, Recherches exactes dans le domaine de l'art, pages 48-49.
[8] Klee (Paul), Journal, p.269.
[9] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Philosophie de la création, p.57.
[10] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Credo du créateur, pp.36-37.
[11] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Philosophie de la création, p.61.
[12] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Philosophie de la création, p.58.
[13] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Credo du créateur, p.38.
[14] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Philosophie de la création, p.59.
[15] Conche (Marcel), Présentation de ma philosophie, HD, 2013, p. 70.
[16] Conche (Marcel), Métaphysique, Puf, 2012, p. 213.
[17] Conche (Marcel), Présentation de ma philosophie, HD, 2013, p. 70.
[18] Klee (Paul), Journal, p.340.
[19] Klee (Paul), Journal, p.114.
[20] Klee (Paul), Journal, p.146.
[21] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, De l'art moderne, p.17.
[22] Klee (Paul), Théorie de l’art moderne, Credo du créateur, p.34.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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