Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
5 Juillet 2017
Encre et lavis de Victor Hugo intitulé Paysage inachevé (1870-1871). Reproduit p.602 de l'Encyclopædia Universalis, vol. 8, 1968.
La poésie, qui donne beaucoup plus à penser qu'elle ne le fait peut-être elle-même, et la science qui pense clairement des propositions instruites par l'expérience ou par l'expérimentation, inspirent certes la philosophie qui se distingue d'elles en les prolongeant, soit par refus de l'ignorance, soit comme promesse d'un nouvel avenir (même utopique), soit comme une ouverture critique sur l'imprévisible, l'intemporel, l'éternel, l'inconnu et l'infini ; ce qui n'exclut pas un prime scepticisme.
Dans la démarche souvent mystique de Victor Hugo, l'acte poétique, certes authentique, n'est pas pensé philosophiquement. Le gouffre de la mort, le vide de l'abîme et l'infinité de la Nature s'entrelacent pour lui en permanence d'une manière très complexe. Pas de concepts alors, mais des visions où l'auteur s'investit complètement. Par exemple, l'abîme fait d'abord penser à une sorte de rien "qui n'a pas de rivage et qui n'a pas de cime (…) et où va toute poussière".Ailleurs, cet abîme est le lieu d'un engloutissement sans écho "où les soleils sont les égaux des mouches". Ou bien l'abîme est exprimé par l'image évanescente d'un crépuscule bruyant, douloureux et chaotique. Le poète évoque alors dans ce cas le "bruit de clairon de l'abîme" et "l'immense sanglot" où sombre le fond de son âme d'hirondelle. Par ailleurs, Hugo sait bien que seul un azur lumineux, splendide et divin, parviendra à exprimer l'infini et la bleue éternité qui l'accompagne : "À franchir l'infini passait l'éternité."
Parfois, devant des cieux ouverts, Hugo pleure en désirant l'infini, ou bien il remplace son amour attristé et trop humain pour l'éphémère par une adoration mystique de l'infini (muet, dense et mystérieux) qui se situe métaphoriquement pour lui derrière la vitre d'un monde immensément dilaté, certes encore divin. Ou bien, lorsqu'il est le témoin de Dieu, Hugo habite, comme un somnambule, là où sa pensée s'abîme, entre un immense gouffre océanique (ou un astre de ciel bleu) et un rêve d'infini qui se répète indéfiniment : "Il y a toujours sur ma strophe ou sur ma page un peu de l'ombre du nuage et de la salive de la mer. Ma pensée flotte et va et vient, comme dénouée par toute cette gigantesque oscillation de l'infini."
Dans un registre très différent, lorsque Baudelaire évoque son rapport avec l'infini, c'est pour lui attribuer une autre sorte de rêverie, plus précisément celle qui le prend et le berce comme une mer :
"La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile".
Cependant, l'infini n'est souvent pour le poète qu'un "vaste éther", voire un gouffre immense, désespérant, confusément et passionnellement recouvert par un "plafond de brume". Ou bien, dans un autre poème, Baudelaire ne voit que les limites d'un Infini qu'il aime et qu'il n'a jamais connu. Dans cette perspective à la fois esthétique et métaphysique, du reste comme chez Delacroix, "l’infini (est) dans le fini". Et jamais l'homme n’atteint l’un ou l’autre, hormis en rêve peut-être !
En revanche, dans sa poésie et dans sa peinture, Louis Janmot, effectue un réel contact avec la sève toujours nouvelle de la divine Nature. Et ce contact aérien et aquatique lui inspire d'inhaler profondément le souffle de cette totalité infinie :
"Mais une puissance divine
M'attire et m'enivre à la fois ;
Et fait trembler ma voix
Je sens une sève nouvelle
Et de la vie universelle
Les flots tumultueux et confus et divers :
Rien ne m'est étranger dans ce vaste univers."
Face à une impossible image de l'infini, les mots du poète permettent de sortir du cadre des apparences à la grande vitesse d'une pensée libre. En tout cas, ces perspectives sont orientées à partir d'une question qui permet de poser le problème dans sa plus grande extension et distinction : soit tout est abîme comme le déclarait le poème de Baudelaire intitulé Le Gouffre, soit, et je penche plutôt dans ce sens, cette certitude du poète est non fondée. Du reste, Baudelaire, nihiliste, apeuré et désespéré, hanté par son propre vertige, hésitait entre l'Enfer et le Ciel, entre l'insensibilité du néant et son désir de "ne jamais sortir des Nombres et des Êtres." Le grand trou amer du gouffre qui engloutit les cadavres, aussi bien que les sensations d'une abyssale destruction, ne concernait alors que la vanité et les cauchemars des actions humaines, pendant que le poète se sentait rattaché à la divine nature, notamment en sortant un peu de lui-même puisqu'il écrit : "Je ne vois qu'infini par toutes les fenêtres" ?
En tout cas, au fond du gouffre ou au fond de l'Inconnu, Baudelaire entrevoit la vérité cachée de la vie terrestre qui fait converger les sensations les plus variées dans l'abîme de l'indifférence : "Cruauté et volupté, sensations identiques, comme l’extrême chaud et l’extrême froid." Ensuite, le poète se laisse "bercer" par cet abîme inéluctable et "part pour partir" afin de "trouver du nouveau". Comment ? Uniquement dans l'épreuve de ses propres sensations, et surtout lorsque l’ineffable surgit à partir d'une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums : "Ô métamorphose mystique - De tous mes sens fondus en un ! ". Pour toute pensée qui refuse de se laisser séduire par l'abîme des images symboliques de la postmodernité qui la conduisent vers sa propre destruction, subsiste la possibilité de réaliser un équilibre néo-moderne entre sa situation éphémère et son ouverture sur l'éternel. Il y a, par exemple, dans la conception de la modernité selon Baudelaire, une ouverture du fugitif vers l'immuable : "Il s’agit de dégager de la mode ce qu’elle peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire."
Cependant, Baudelaire penche plutôt vers l'abîme que vers l'infini lorsqu'il revendique la magie d'un art pur qui, plutôt romantique, c'est-à-dire actuel, reste sensible puisque son aspiration vers l'infini ne dépasse pas une spiritualité colorée par sa propre"manière de sentir". Néanmoins, au-delà de la modernité tardive de Baudelaire, c'est-à-dire déjà emprunte de postmodernité, un équilibre devrait pouvoir être trouvé entre l'indéfinité instable des pensées dispersées, fragmentées, voire symboliques, de la postmodernité, et l'intuition exaltante d'une pensée créatrice qui s'ouvre sur la permanente infinitude de la Nature, c'est-à-dire qui inspire à la pensée de se dépasser en se libérant un peu de ses pesanteurs. De plus, ce nouvel équilibre non fusionnel entre le fugitif et l'infini peut rendre possible un accord dynamique entre deux styles de pensée pourtant éloignés : rationnel et sensible. Dans ces conditions, le style classique apporte sa lumineuse transparence au style romantique, tout en transfigurant ses profondeurs obscures, notamment dans et par un amour clair, intellectuel et joyeux de l'éternité, cette dernière conduisant toute finitude vers de multiples contacts intellectuels avec l'infini.
D'une manière plus philosophique, Novalis a préféré affirmer ses certitudes concernant la "puissance supérieure" de la création poétique avec une forte exigence de clairvoyance, même si cette dernière puise surtout son inspiration dans le gouffre obscur de la mort où reposait sa jeune fiancée : "La poésie est le réel absolu. Plus une chose est poétique, plus elle est vraie." À partir de là, Novalis n'a plus distingué sa créativité poétique et ses pensées philosophiques ; il les a confondues complètement : "Le poète philosophe est en état de créateur absolu". Pour cela, il a effacé les contradictions et mêlé mystérieusement le réel et la fiction, la raison et ses visions, l'intérieur et l'extérieur, l'expérience et l'imagination. Il a ainsi ancré l'élargissement lumineux de ses actes philosophiques au cœur du poétique qui demeure néanmoins central, y compris par rapport au scientifique : "La philosophie n'est que la théorie de la Poésie. Elle nous montre ce que doit être cette dernière, c'est-à-dire l'Un et le Tout." Cela signifie que la création philosophique peut donner de la lumière au rapport obscur de la vie avec la mort, car ladite lumière est pour Novalis l'Âme de la vie : "L'immense monde des astres sans cesse en mouvement la respire. Elle nage, elle danse dans ses flots bleus." Et cette âme lumineuse exprime alors directement la vie et l'amour de la vie : "Quiconque sait en quoi consiste l'acte de philosopher sait également en quoi consiste la vie – et inversement." Cette affirmation est en fait davantage une ouverture sur la vie éternelle de la Nature naturante, créatrice, qu'un constat empirique concernant la Nature naturée, c'est-à-dire seulement donnée pour un savoir empirique de la vie qui serait, au demeurant pour Novalis, inséparable de la remarquable puissance de "l'Amour créateur".
Très proche de la source matérielle et obscure des choses, la création poétique s'ancre ainsi dans l'expression surtout rêvée, fictive, très sensible, fulgurante et dynamique des sensations d'un abîme qui engloutit tout, hormis quelques sentiments humains, harmonisés et transfigurés par des mots et par des images, comme lorsque Novalis affirme : "Dans l'éloignement tout est poésie – poème. Action à distance. Lointaines montagnes, hommes lointains, lointaines circonstances, etc., tout devient romantique, quod idem est – de là procède notre nature originaire. Poésie de la nuit et du clair-obscur." Dès lors, l'acte poétique puise son inspiration dans la source sans mesure qui crée toutes les choses, c'est-à-dire pour Novalis, dans "l'état primitif de la nature", dans "l'âge précédant le Cosmos", ou bien dans la Nuit, "messagère silencieuse des mystères infinis." En conséquence, l'acte poétique est pour lui une parole libre et spontanée qui remplace la destruction des apparences, visuelles ou sonores, par de nouvelles apparitions, certes originales, fictives et intenses, mais toujours aussi éphémères.
L'acte poétique va ainsi au-delà du silence attristé du rien des apparences en créant un nouveau langage, fait de mots, d'images et de rythmes, qui ne parvient pourtant pas à sortir de sa prime obscurité inspiratrice. Pourtant, le langage symbolique de la poésie a le mérite de révéler, parce que les significations vont en lui bien au-delà des signifiants, des rassemblements dynamiques et des synthèses concentrées qui évoquent de nouveaux rapports possibles avec les profondeurs du réel, même folles ou mensongères. En tout cas, ce point de vue synthétique deviendra pour Nietzsche un détournement purement verbal de toute vérité possible : "Ceci, le prétendant de la vérité !... Non ! Rien qu'un fou, un poète tenant un langage imagé, criant sous un masque bariolé de fou, errant sur de mensongers ponts de paroles, sur des arcs-en-ciel multicolores…"
C'est ainsi qu'une parole folle, excessive, transgressive, parle d'une béance entre les mots et choses, et métaphorise cette dernière en l'exprimant musicalement : "Les noms et les sens n'ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l'homme s'en réconforte ? C'est une douce folie que le langage : en parlant l'homme danse sur toutes les choses." En fait, la danse folle qui inspire quelques paroles imprévisibles s'entrelace amoureusement avec des sens en fonction du doux mensonge de la sonorité des mots : "Au bruit des sons notre amour danse sur des arcs-en-ciel multicolores." Puis, dans le devenir musical et vivant des paroles créatrices, les métaphores transfigurent leur présence en surmontant l'abîme de leurs profondeurs seulement sonores. Et la parole étincelante de Dionysos sort-elle spontanément des lourdeurs les plus contraignantes. Pour cela, elle vise, comme Zarathoustra, un ciel pur, un ciel profond, c'est-à-dire un bref contact amoureux avec un abîme de lumière. Et ce contact joyeux, qui "frissonne de désirs divins", crée de brefs moments qui ne durent pas assez pour être fixés par des mots aussi tranchants que Midi ou Minuit.
En fait, dans la création poétique de Nietzsche, une pathétique et folle domination des mots sur la pensée, du sensible sur l'intelligible illusionne et absorbe parfois par manque de sens. Cependant, ce manque n'est pas une déficience du sens, puisque sens il y a toujours pour celui qui s'interroge sur l'immense extension irrationnelle du langage, mais il y a tout de même le sens manquant de ce qui devrait être clarifié, compris, au lieu d'être épaissi par des métaphores séduisantes et fulgurantes, comme celle de l'harmonieux dégradé d'un arc-en-ciel par exemple : "Quelle aimable chose qu'il existe des mots et des sons : les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et les ponts illusoires jetés entre ce qui est éternellement séparé ?"
Le sens manquant de cette métaphore n'est donc pas l'absence de sens de ce qui est imaginé, notamment en condensant la forme d'un arc (une partie d'un cercle) et les couleurs harmonieuses de l'écharpe de la déesse Iris qui surplombe des abîmes obscurs, mais le sens de l'absence qui se manifeste au cœur de toutes les métaphores, puisqu'elles ne disent rien de clair et de distinct sur la nature des tensions qu'elles dominent, explorent, révèlent, étirent, réduisent ou harmonisent avec des mots, rien qu'avec des mots… Le sens manquant d'une métaphore est ainsi celui du sens de l'absence de concepts qui auraient pu lui assurer quelques repères clairs.
Car, pour épouser métaphoriquement les nuances du réel, il faudrait aussi que l'image fasse prévaloir des structures abstraites sur les apparences, visibles ou non, ou bien, comme Bachelard, il ne faudrait pas considérer les concepts comme des centres d'images accumulées par ressemblance, mais plutôt comme "des produits de croisements d'images, des croisements à angle droit, incisifs, décisifs."
Quoi qu'il en soit, le registre seulement métaphorique ne problématisant pas clairement ce qui philosophiquement peut être compris ou non compris, l'image acoustique de chaque mot ne doit pas être maintenue comme un pur signifiant qui se jouerait de ses multiples signifiés. En revanche, chaque signifiant esthétique étant plus vaste et plus lointain, voire incompréhensible, que toutes les significations conceptualisées, le registre philosophique doit de son côté reconnaître la faiblesse de son propre logos, ainsi que le manque de signification des affects qu'il ajoute forcément. Car ces derniers se déploient secrètement dans des jeux entre de multiples différences et nuances sensibles qui sont difficiles à penser conjointement, a fortiori dans les redoutables abîmes des sensations dont les artistes ignorent, selon Nietzsche, les distinctions, y compris, surtout, celles entre l'erreur et la vérité : "Sentir comme contenu, comme la «chose même», ce que les non-artistes appellent la forme, c'est à ce prix qu'on est artiste. De ce fait, on appartient à un monde renversé ; car maintenant tout contenu nous apparaît comme purement formel - y compris notre vie."
Cependant, le concept d'un manque de sens étant avant tout signifié par l'impossibilité de penser clairement et distinctement des images, le poète-philosophe ne peut que souligner et décrire le triomphe des quelques éternelles séparations abyssales qui demeureront inconnues. Certes, ces séparations ne pourront être qu'illusoirement ou mensongèrement effacées par des figures imagées ou sonores, ou bien par des sauts allant d'une haute pensée (fragmentaire, mais condensée et fulgurante) vers une autre. En tout cas, en tant que poète-philosophe Nietzsche aime plus généralement associer ce qui devrait sans doute rester distinct, c'est-à-dire la rigueur de la rumination philosophique, la folle imagination mythique qui sépare même superficiellement les dieux, les délires allégoriques qui se veulent prophétiques, la musique qui se joue des profondeurs rythmées et nuancées des tonalités, la danse qui accomplit des gestes symétriques avec des pieds et avec des mots, et la poésie qui bondit ironiquement ou tragiquement vers tout ce qui la dépasse.
Cependant, lorsque Nietzsche n'exprime plus la musique de l'abîme de ses sensations, lorsqu'il ne pense plus au bout de ses pieds ou au bout de ses doigts, lorsqu'il ne veut plus pianoter ou danser, un éclair le saisit, presque une image, presque des mots lumineux, pour dire ce qu'il ne peut pas dire et qui veut pourtant dire et se dire : l'éternel retour de tout ce qui devient, du tout qui revient sous des formes diverses et variées. Et, pour rendre sensible cette métaphore qui donne à voir en niant l'image d'un simple cercle, il lui faut sans doute sauter du fini vers l'infini, peut-être afin de faire bondir le même dans l'autre (et inversement). Ou bien il lui faut s'élever au-dessus des feux dévorants de l'abîme terrestre pour faire parler le prophète du surhumain, c'est-à-dire la fiction de Zarathoustra qui unifiera le tout en surmontant même le concept d'unité, puisque l'éternité ne peut s'accomplir que dans le retour instantané de tout ce qui est un et multiple, superficiel et profond, paisible et violent, musical et silencieux : "Monte ! oh, pensée d'abîme, monte de ma profondeur ! Je suis ton chant du coq et ta lueur du matin, ver dormeur que tu es : allons ! debout, debout. Ma voix va t'éveiller, pareille au chant du coq ! (…) C'est parler que je veux entendre ! (…) C'est toi que j'appelle ma pensée d'abîme extrême ! (…) Mon abîme parle, j'ai retourné ma dernière profondeur et l'ai portée à la lumière." Ainsi l'infini devient-il présent dans la simultanéité de contradictions réduites à un immédiat point de rencontre fulgurant, sans qu'il soit possible de le connaître ou de le reconnaître !
Extrait de Le Gouffre, l'abîme et l'infini, pp. 116-127.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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