Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
30 Avril 2017
Le mot Ouroboros viendrait du grec oura (queue), et de boros (dévorant ou qui dévore) : "le serpent qui se mort la queue" soit pour s'autoféconder, soit pour se dévorer afin de renaître sous une nouvelle forme, peut-être identique à la précédente. Marcelin Berthelot dans ses Origines de l’alchimie a écrit :"Le serpent qui se mort la queue était adoré à Hiérapolis en Phrygie, par les naasséniens secte gnostique à peine chrétienne. (…) Le serpent était à la fois bon et mauvais. Ce dernier répond au serpent égyptien Apophis, symbole des ténèbres et de leur lutte contre le soleil."[1]
Ces images symboliques puisées dans l'antiquité égyptienne et grecque ont peut-être inspiré Nietzsche. En tout cas, l'image de l'éternel retour qu'il évoque discrètement fait penser à un cercle vivant qui exprime métaphoriquement les primes excitations d'une pensée en devenir, c'est-à-dire l'image de l'instant où le retour d'un mouvement circulaire s'entrelace contradictoirement avec son éternelle présence. Cela signifie qu'il y a aussi bien dans la symbolique d'Ouroboros que dans l'image de l'éternel retour de tout ce qui est (devient) à la fois l'épreuve folle de la coïncidence d'une fin tragique avec un nouveau commencement joyeux (qui éprouve pourtant déjà ce qui le dévore) et la pensée sage de l'accomplissement (pourtant tragique) d'un éternel devenir : "La joie se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle." [2] Cela signifie que, dans cette concomitance entre la folle décision de l'instant d'un retour et la fin tragique qui l'a précédée, persiste une dévorante contradiction dionysiaque, créatrice et destructrice, divine et humaine, bien que joyeuse, primordiale et inconsciente comme l'enfant divin qui commande chez Héraclite les destinées du monde en jouant au trictrac.
Mais pourquoi cette joie indescriptible du créateur, plus profonde que l'affliction[3], y compris lorsqu'elle est maligne[4] ou qu'elle surgit frénétiquement de l'abîme ? Pourquoi ce symptôme d'une incommensurable réussite olympienne et ce sentiment de puissance violent et profond, pourtant tendu vers l'inconnu ? Pourquoi cet engendrement subtil d'une sensation brève et incertaine, et pourquoi ce cri exalté ou effréné de la joie la plus haute qui s'exprime esthétiquement derrière l'anéantissement des apparences ? Sans doute d'abord parce que cette concomitance joyeuse de l'instant du retour avec l'éternité du devenir s'accomplit au cœur de la volonté de puissance d'un monde qui toujours s'autodépasse à l'intérieur de sa propre finitude, et même s'il doit pour cela faire jouer diverses tensions entre forces et faiblesses, surfaces apparentes et profondeurs, ascensions et déclins, midi et minuit. Ensuite parce que, pour Nietzsche, cette joie, brève et éternelle, créatrice et fatale, est un acte extraordinaire de ravissement qui augmente le sentiment de sa propre puissance en surmontant des résistances, en combattant dans le triomphe comme dans la défaite, mais qui, pour cela, se nourrit nécessairement et douloureusement de chaque obstacle sans doute intimement méprisé plutôt qu'estimé. Car la douleur n'est pas le contraire de la joie ; elle en fait bien partie dans toute joie de vivre : "Toute joie veut l’éternité de toutes choses, veut du miel, du levain, veut un minuit enivré, veut des tombes, veut la consolation des larmes versées sur les tombes, veut un couchant rouge et or. Que ne veut-elle pas, la joie ? Elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus effrayante, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle-même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle. Elle veut de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance… la joie veut l’éternité de toutes choses, veut la profonde, profonde éternité ! " [5]
En tout cas, dans le monde de la volonté de puissance qui se nourrit de sa propre finitude, comme Nietzsche d'ailleurs qui se nourrit lui-même de sa propre et fatale nécessité de devenir orgueilleusement ce qu'il est, il n'y a pas d'autre joie possible que celle de se saisir d'abord narcissiquement, de vouloir se dominer victorieusement ou d'être clairement son propre maître. Ensuite, il est nécessaire d'absorber ce qui s'oppose à soi-même, c'est-à-dire de se dévorer follement, par exemple en détruisant comme Dionysos sa propre individualité dans l'espoir pourtant tragique de s'oublier lui-même afin de renaître pleinement…
[1] Marcelin Berthelot dans ses Origines de l’alchimie (Paris, 1885, p. 62-63)
[2] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le chant ivresse.
[3] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, L'autre chant de la danse, 3.
[4] Nietzsche, Le Voyageur et son ombre, § 27.
[5] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Le Chant d’ivresse.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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