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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Platon et l'amour démoniaque

Platon et l'amour démoniaque

 

 

 

  "Amour est philosophe." [1]

 

 

   L'idée de l'amour pour Platon renvoie à deux concepts contraires : le manque (inhérent aux désirs) et l'abondance (qui peut faire naître des délires divins). Or la dialectique permet de penser cette opposition, dans cette opposition. Comment ? Est-ce par une conciliation, par une harmonie, ou plutôt par un équilibre ?

   Le point de départ que Socrate et ses interlocuteurs s'accordent pour définir l'amour est le suivant : "Que l'amour soit précisément un désir, c'est ce qui est clair pour tout le monde." [2] Pourtant cette claire distinction (sans doute conventionnelle) n'est pas une idée simple. Pour la définir, Platon doit dire ce qu'elle n'est pas, la comparer à la fois à qui s'oppose à elle et à ce qui s'en rapproche, car cette idée a "deux sortes de principes, directeurs et moteurs (…) l'un, inné, qui est désir de jouissances, l'autre, croyance acquise, qui est aspiration au plus parfait." [3]

Cependant, lorsque le désir de jouissances "concerne la nourriture et a le dessus autant sur la réflexion relative au plus parfait que sur les autres désirs", il s'appelle "gloutonnerie".[4] Mais, lorsque ce désir "s'est porté vers la jouissance inhérente à la beauté (…), c'est alors que, dans sa poussée victorieuse, ayant emprunté à sa force même sa dénomination", il s'appelle "amour".[5]

   Plus précisément, le désir impérieux de jouissance est attiré par quelque chose qui lui manque, et c'est pour cela que l'amour ne peut exister sans un rapport à quelque chose ou à quelqu'un. Or, ce quelque chose (ou ce quelqu'un), l'amoureux "en a envie par le fait de ne pas le posséder" [6] ou bien par crainte de le perdre (comme la richesse, la santé, la force…).

   Dès lors, peut-il y avoir désir de toute chose que l'on ne possède pas ? La folie pourrait dans l'affirmative aller à son comble. Le concept de modération ne s'imposant pas encore, Platon préfère d'abord exclure ce qui n'est pas beau : "Les querelles des Dieux ont été réglées grâce à l'amour des choses belles, car des choses laides il ne saurait y avoir amour." [7] Cette modération sera d'ailleurs surtout requise pour l'amitié qui est sans doute une forme moins possessive et délirante que l'amour, et qui met en œuvre les mêmes concepts génériques : elle se constitue en conciliant deux épreuves contraires qui cherchent à combler leurs manques réciproques : "Le pauvre est en effet forcé d'être un ami pour le riche, le faible pour le fort, en vue de l'aide qu'il en espère, le malade pour le médecin ; d'une façon générale, celui qui ne sait pas recherche celui qui sait et a pour lui de l'amitié." [8]

   Pourtant, une difficulté apparaît. Car si le sec désire bien l'humide, si le plein demande à se vider, une constante réversibilité entre les contraires n'est pas certaine. Le riche a-t-il vraiment et toujours besoin du pauvre ? Dans l'affirmative s'impose la situation paradoxale (du reste voulue par Nietzsche) où l'amitié a besoin de l'inimitié pour se réaliser. La réponse de Platon n'est, en fait, ni dans la conciliation, ni dans l'harmonie des contraires, car un équilibre ne sera possible qu'à partir d'un concept intermédiaire, qu'à partir d'un concept générique capable d'effectuer le passage d'un contraire à son contraire : "L'amitié n'existe ni entre le semblable et son semblable, ni entre le contraire et son contraire." [9]

   En fait, ce concept intermédiaire est forcément neutre, c'est-à-dire un genre entre le bon et le mauvais, le genre de "ce qui n'est ni bon ni mauvais." [10] Plus précisément, l'amour n'harmonise pas le bon et le mauvais, le laid et le beau, car il apparaît dans la relation entre une épreuve neutre (ni bonne ni mauvaise) est ce qui est considéré comme bon : "C'est seulement à l'égard du bon que peut survenir l'amitié dans ce qui n'est ni bon, ni mauvais." [11] Platon parviendra à la même conclusion dans Le Banquet lorsqu'il affirmera que l'amour est un désir de beauté qui est "dépourvu" [12]de ladite beauté. De plus, "si Amour est dépourvu des choses belles et que les choses bonnes soient belles, il doit être dépourvu aussi des choses bonnes." [13]

   En conséquence, ne pouvant pas être identique au beau ou au bien qui sont enfermés dans leur propre perfection, l'amour est l'épreuve intermédiaire, l'élément moteur et l'action vitale du désir qui fondent le passage du moins au plus, c'est-à-dire qui instaure une véritable et très probable relation entre ce qui ni tout ni rien, entre ignorer et savoir (en cela il est philosophe), et même si un désir démesuré du tout et de la science reste toujours possible, y compris en remplaçant le désir par la contemplation. Car le moindre être ne peut pas ne pas aspirer au plus être, et la dialectique qui a l'amour pour objet permet aussi de diviser selon les genres sans juger identique une nature qui est autre, ni autre celle qui est la même.

   Cet élan ni savant ni ignorant vers l'Être peut également être dit à partir du non-être, à partir de ce qui n'est ni être ni néant, comme l'est par exemple tout discours mythique. Le non-être des images dit en effet le non-être qui précède l'accouplement de deux divinités contraires (Pôros, dieu de l'Expédient, de la richesse et Pénia, déesse de la Pauvreté), puis la réalité démoniaque de l'amour (ερος) ; non seulement parce que l'amour a été fécondé lors des fêtes de la naissance d'Aphrodite (figure supérieure du beau), mais aussi parce que cette fécondation a été effectuée dans une violence et dans une ivresse qui ne paraît pourtant ni bestiale ni divine.

   N'étant ni bon, ni mauvais, ni pauvre, ni riche, ni savant, ni ignorant, ni beau, ni laid, l'amour possède une nature démoniaque, car il est "un intermédiaire entre ce qui est mortel et ce qui est immortel." [14] N'étant pas une divinité par absence de perfections, il a pour fonction d'instaurer un rapport entre les dieux et les hommes, "de faire connaître et de transmettre aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux : les prières et les sacrifices des premiers, les injonctions des seconds et leurs faveurs, en échange des sacrifices ; et, d'un autre côté, étant intermédiaire entre les uns et les autres, ce qui est démoniaque en est complémentaire, de façon à mettre le Tout en liaison avec lui-même." [15]

   Ce caractère démoniaque de l'amour est confirmé par les deux tendances qui l'animent. D'abord celle, destructrice, dévorante, de l'appétit sexuel : "Telle la tendresse des loups à l'égard des agneaux, telle aussi l'amitié des amants pour un jeune garçon." [16] Ensuite par la tendance passionnée, aliénante, qui transforme l'amant en un "authentique possédé." [17] Plus que le désir de posséder et la passion, c'est alors la folie et le délire qui animent son élan en lui donnant presque des ailes divines, notamment par un amour de la grandeur qui divinise peut-être, mais surtout qui condamne toute médiocrité : "Des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d'un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin." [18] On peut s'étonner de cette remarque qui va à l'encontre des valeurs humanistes acquises par notre culture. On peut s'étonner aussi du triomphe de cette démesure sur la modération qui rendrait une sagesse possible. Mais Platon distingue en fait une mauvaise et une bonne démesure, cette dernière rendant possible une autre forme de modération

   En attendant, on trouve d'abord le mépris de Platon pour les opinions relativistes et pragmatiques des sophistes, un grand mépris pour les idées étroites du bon sens commun, même si ces dernières peuvent trouver justement leur généralité à partir de cette étroitesse. Quoi qu'il en soit, Platon valorise le délire, car, sans cette folie, l'homme ne sortirait pas de lui-même et ne chercherait pas à aller au-delà de ses plus banales opinions.

   En fait, Platon considère le délire comme un propulseur libérateur et non comme une fin en soi. Alors il distingue d'abord "deux espèces de délire, l'une qui est le résultat d'humaines maladies, l'autre le résultat d'une rupture, d'essence divine, avec la coutume et ses règles." [19] Ensuite, il divise le délire divin en quatre sections pour noter que "le désir d'amour est, de tous (à côté de la divination, du mysticisme et de la poésie) le plus beau." [20] Mais, ensuite, même pour le délire d'amour, tout comme pour le délire mystique, il faut aussi le régler, l'orienter et équilibrer ses tendances contraires, notamment par des rites de purification. Ainsi le délire pourra-t-il devenir droit et vraiment libérer ! Il éloignera de toute fascination à l'égard du présent : "Le résultat, c'est que le délire, grâce à la découverte de purifications, de cérémonies, a permis à celui qui est le sujet de ce délire d'être préservé de la malédiction, aussi bien par rapport au temps présent que par rapport à celui qui suivra, du fait que l'homme qui est droitement délirant, droitement possédé, son délire lui a permis de trouver, à l'égard des maux présents, un moyen de libération." [21]  

   Un peu de la même manière, une purification du délire d'amour s'imposera pour Platon afin d'aller du non-être des apparences vers les concepts génériques qui animent sans doute la totalité du réel, visible et invisible. Et cette purification ne limitera pas les plus nobles aspirations, bien au contraire elle conduira vers la réflexion et la modération qui remplaceront alors l'amour et la démence.[22]

 

 

 


[1]  Platon, Le Banquet, 204 b.

[2] Platon, Phèdre, 237 d.

[3] Platon, Phèdre, 237 d.

[4] Platon, Phèdre, 238 a.

[5] Platon, Phèdre, 238 c.

[6] Platon, Le Banquet, 200 a.

[7] Platon, Le Banquet, 201 a.

[8] Platon, Lysis, 215 d.

[9] Platon, Lysis, 216 b.

[10] Platon, Lysis, 216 d.

[11] Platon, Lysis, 216 e.

[12] Platon, Le Banquet, 201 b.

[13] Platon, Le Banquet, 201 c.

[14] Platon, Le Banquet, 202 d.

[15] Platon, Le Banquet, 202 e.

[16] Platon, Phèdre, 241 d.

[17] Platon, Phèdre, 241 e.

[18] Platon, Phèdre, 244 a.

[19] Platon, Phèdre, 265 a.

[20] Platon, Phèdre, 265 b.

[21] Platon, Phèdre, 244 e.

[22] Platon, Phèdre, 241 a.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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