Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.
1 Novembre 2015
La dialectique socratique de Platon.
Il y a, chez Platon, une véritable pratique du dialogue qui invite chaque lecteur à pénétrer au sein du mouvement vivant de sa pensée. Pratiquer le dialogue, c'est y «assister» en faisant comme si nous étions avec Socrate, Protagoras, Parménide… De plus, cette pratique du dialogue instaure une confrontation permanente entre divers points de vue qui crée une véritable dialectique, c'est-à-dire un processus hésitant et incertain de la pensée, a fortiori lorsqu'il est impossible de formuler une conclusion définitive, car le but visé est difficile à atteindre. Pourtant, "le dialecticien est celui qui saisit pour chaque chose la raison de son essence." [1]
En tout cas, la méthode dialectique de Platon accomplit des mouvements constants vers la connaissance, vers la science (έπίστήμη), c'est-à-dire des mouvements de la pensée vers le principe d'une connaissance qui serait d'abord fondée sur le devenir complexe de toute recherche qui devrait dépasser la simple subordination des êtres ainsi que la communication entre les genres : entre le savoir et l'ignorance, sans se perdre dans les illusions du non-être (matériel ou imagé).
Plus précisément, le mouvement de la pensée vers la connaissance doit s'élever du non-savoir (άγυωσίς) vers le savoir (γυώσίς) en passant par l'opinion (δόξα) constituée par la créance (πίστις) et par le non-être de la simulation (είκασία), afin d'atteindre l'intellection non seulement discursive (διάνοια) mais surtout la section supérieure qui a le nom de science (έπίστήμη). Et ce mouvement de la pensée paraît véritablement dialectique lorsqu'il est éclairé par la cime du savoir : "La place de la dialectique est, pour nous, tout en haut, elle est comme un faîte pour les manières d'étude ; il n'y a plus d'autre objet de connaissance, plus haut que celui-là, dont elle puisse légitimement être surmontée ; bien plutôt, c'est en elle que l'étude possède son objet dernier." [2]
L'Idée du Bien.
Comment parvenir à la connaissance du Bien, principe suprême de la totalité, cause de l'essence et de l'existence de tout ce qui dérive de lui ? Comment cette réalité en soi (αύτό) qui transcende toute essence (ούσία), toute idée (ίδέα) ou forme (είδος), pourrait-elle être connaissable ? Comment le Bien, qui est au-delà de toute essence, qui est absolument séparé de tout, qui est un au-dessus du multiple, pourrait-il être connu par une pensée complexe qui dérive de lui et qui, par la connaissance, devrait passer de l'effet à la cause en ignorant toute finalité ? Enfin et surtout, pour que le Bien puisse être connu, il faudrait qu'il ait une essence, un principe qui le gouverne. Ce qu'il n'a pas puisqu'il est le principe de tout : "Ce principe qui aux objets de connaissance procure la réalité et qui confère au sujet connaissant le pouvoir de connaître, déclare que c'est la nature du Bien ! Représente-la-toi comme étant cause du savoir et de la réalité… pour les connaissables aussi, ce n'est pas seulement d'être connus qu'ils doivent au Bien, mais de lui ils reçoivent en outre et l'existence et l'essence, quoique le Bien ne soit pas essence, mais qu'il soit encore au-delà de l'essence, surpassant celle-ci en dignité et en pouvoir." [3] Ainsi le Bien est-il la mesure inaccessible et mystérieuse de toutes les choses puisqu'il instaure une coupure entre sa réalité "en soi" et la diversité des choses nées dans le monde sensible ! La science dialectique, qui est le savoir le plus complet auquel la réflexion philosophique puisse atteindre, est l'approche d'un inconditionné, puisque principe de toutes les conditions, qui, par là transcende toute formule qui voudrait le définir en lui-même. Mais il ne faut pas pour autant réduire le Bien à un inconnaissable noumène kantien, car Platon fonde davantage la possibilité de la connaissance sur cette Idée inconnaissable que sur les objets sensibles qui ne possèdent selon lui aucune stabilité puisqu'ils font partie du devenir et de la génération (γένεσις).
Or, en fait, la connaissance se produit grâce à cette opposition dialectique entre l'intelligible en soi et le sensible en soi, ces derniers ne permettant aucun discours ni aucune connaissance. Ce sont alors à la fois le Bien et les objets qui servent de propulseurs à la connaissance, et cela à cause de la double appartenance de chaque sujet connaissant tant à la matière qu'à l'esprit. Dans cette double relation, le sujet ne pourra connaître que ses propres constructions qui seront intimement liées, autant que sa pensée le permettra, à ce non-être et à cet absolu.
Par l'idée du Bien, et grâce à la théorie de la réminiscence, [4] les Idées "en soi", transcendantes, ont pu imprimer le sujet connaissant de leurs exigences impératives et normatives. Celui-ci est dès lors imprégné du désir de retrouver ce qu'il pressent au plus profond de lui-même et qui n'est rien d'autre que sa volonté d'atteindre le Bien. Par les objets vers lesquels il se trouve d'abord tourné, l'homme fait l'expérience de l'échec de la connaissance de ceux-ci et d'une insatisfaction provoquée par la noblesse de ses aspirations. Le Bien lui a fourni une idée, avant sa naissance, avant son engagement dans la matière, et un déséquilibre apparaît maintenant entre la contingence de sa nature physique et son exigence d'universalité et de nécessité. Depuis, aucun enseignement venant de l'extérieur, qui le laisserait du reste dans la passivité d'un réceptacle, n'est possible pour lui permettre de retrouver l'action du Bien, cette norme active qui le dirige. Une conversion à l'intériorité est donc requise. Et c'est le premier stade du dépassement des réalités sensibles ; et c'est aussi pour Socrate le sens de la formule de l'oracle de Delphes ; même si le "connais-toi toi-même" [5] implique plutôt pour lui une véritable reconnaissance de lui-même, dans et par ses limites.
Pour résumer, selon Platon, la seule connaissance possible est dialectique. Et cette dernière n'est ni la connaissance des Idées (séparées), du Bien par exemple, ni celle des choses sensibles qui ne contiennent pas la totalité du réel puisqu'elles ne se trouvent que dans le seul champ des apparences et dans le non-être de quelques images. Certes, l'objet sensible existe, mais c'est uniquement parce que "ma" pensée le fait exister comme objet au lieu de le maintenir dans l'obscurité totale d'une chose indifférenciée, ni pour moi ni pour quelque monde que ce soit. Ce sont donc les Idées qui m'inspirent l'universel, bien que leur être soit inconnaissable (transcendant), et qui rendent possible une réelle connaissance de ce qui est. L'ontologie domine ainsi la gnoséologie.
Vers la connaissance.
Toute connaissance n'est en fait possible qu'en fonction de l'Être ; mais pas seulement. Car la dialectique pense la relation de l'Être au non-être afin de contenir et de dépasser la contradiction en l'englobant. Cet "Être" n'est donc pas une "chose en soi" qui échapperait totalement à la pensée, mais une réalité accessible à partir de la connaissance des relations entre les concepts qui créent une constellation de pensées autour de l'Être. L'angle gnoséologique est alors requis pour rapporter le relatif à l'absolu, sans faire de l'objet un absolu, sans confondre les concepts et sans réduire la grandeur à de la petitesse.
L'idée est ainsi à la fois un être transcendant (extérieur et supérieur) et un instrument méthodique pour mettre sur la voie de la connaissance des relations entre l'Être, les êtres et le non-être. Car l'échec de la connaissance empirique (ignorant la réalité des objets, comme chez les sophistes) et l'échec de la pensée pure de Parménide (ignorant la réalité pure de l'Idée), [6] permettent à Platon d'affirmer l'Idée de l'Universel comme condition nécessaire pour toute connaissance, cet Universel ne produisant aucune représentation perceptible, conceptuelle ou fictive dans la pensée. Car l'idée d'une rose qui ne serait qu'une rose (comme celle d'Angelus Silesius), c'est-à-dire l'idée qui posséderait les caractères communs à toutes les roses, singulariserait la seule rose possible en excluant la singularité de toutes les autres.
La connaissance ne pourra donc s'établir ni à partir de concepts empiriques ni à partir des seules Idées qui englobent toutes les déterminations du réel (le Beau, le Vrai, le Juste…). Car il faudra rechercher les significations des concepts dans leurs rapports avec d'autres concepts (et) ou Idées. Ce sont ainsi, dans Le Sophiste, [7] le même, l'autre, le non-être, le mouvement et le repos qui permettront de parler de l'Être. Concernant l'interprétation des images, les concepts ne seront pas inhérents à la représentation de ces images, mais uniquement dans le sens où une image aura su créer de multiples relations possibles avec d'autres images.
Cependant, comment interpréter ces relations ? En fait, la théorie (ou l'hypothèse théorique) dite de la réminiscence permet d'abord de prendre conscience des connaissances fausses, notamment par l'intermédiaire du fameux démon de Socrate ? C'est ensuite par l'art de la mesure que Platon a cherché à "re-trouver" de l'immuable dans l'instable. Pour cela, les relations mathématiques permettent de dépasser toutes les sensations, toutes les hésitations nées de l'apparition-disparition des phénomènes, ainsi que toutes les controverses sur les opinions concernant la grandeur. De plus, la connaissance mathématique, parce qu'elle est le modèle d'une connaissance indépendante de l'expérience sensible, est en fait une propédeutique à la science dialectique. Elle facilite la conversion à l'intelligible, même si les relations mathématiques ne sont pas les relations les plus vraies que la connaissance humaine puisse formuler. Néanmoins, elles dépassent les objets de l'expérience et commencent l'exploration du possible intelligible, sans pouvoir, il est vrai, justifier cette possibilité. Au niveau de la dialectique, ce sera par contre la nécessité interne d'une vérité impérieuse qui présidera cette justification, sans démonstration, mais en construisant toutes les relations possibles entre les êtres et le non-être.
Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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