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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Spinoza et la béatitude

Spinoza et la béatitude

   Chez Spinoza, l’amour intellectuel de Dieu (qu’il s’agisse de l’amour envers Dieu ou de l’amour de Dieu pour lui-même, y compris pour les hommes) est à la fois un acte d'amour et un acte de l’intellect (ou de l'âme) dont l'ex­pression procure une joie immense. L'amour intellectuel de Dieu (ou de la Nature), peut en effet être éprouvé dans l'intense sentiment de vivre joyeuse­ment au sein de cette divine Nature lorsqu'elle est pensée dans sa vérité éternelle comme la cause de l'amour et de la joie qui l'expriment aussi : "L'Amour, en effet, n'est rien d'autre qu'une joie qu'accompagne l'idée d'une cause extérieure." [1] Dès lors qu'il est lié à la connaissance de la Nature, l'amour est fondé par l'intuition pure de l'infini (ou de l'idée d'une cause extérieure infinie) qui res­sent cette idée dans l'affect de la joie, c'est-à-dire dans une affection du corps plus ou moins intense qui peut l'élever vers la perfection : "Plus nous avons de joie, plus nous acquérons de perfec­tion ; en d’autres termes, plus nous participons nécessaire­ment à la nature divine." [2] Com­ment ?  En fait, la joie (laetitia) est un sentiment d'allé­gresse qui est pro­duit par un débordement de la jouis­sance, car cet affect est lié à une augmentation de la force singulière d'un corps, soit physiquement, soit intellectuel­lement, par exemple lorsqu'une âme se pense plus claire­ment et dis­tinctement.  Mais cette puis­sance du corps peut être soit augmentée par des forces internes, soit, dans la tristesse (tristitia), diminuée par des causes exter­nes qui ne concer­nent que des parties du corps. En effet, ces der­nières ne peuvent être que les objets d'idées inadéquates et mutilées : "Le désir qui naît de la joie est plus fort, toutes choses égales d'ailleurs, que le désir qui naît de la tris­tesse." [3] Cependant, c'est la vie, comme autoaffirmation pure d'elle-même et par elle-même, qui procure "la jouis­sance infinie de l'exister", [4] à condition qu'elle ne soit pas soumise à l'amour d'objets changeants et partiellement saisissables. En revanche, une connaissance claire, dis­tincte et adé­quate des causes qui nous déterminent, d'une manière immuable et éternelle, rend possible une joie certaine, puisque chaque idée claire et distincte de soi-même est alors accompagnée d'une cause, celle de l'idée de Dieu conçue comme éternelle : "De plus, cette connaissance (de Dieu) engendre un Amour envers une chose immuable et éternelle et dont la possession est ré­ellement assurée ; et par conséquent cet Amour ne peut être gâté par aucun des vices qui sont inhérents à l'Amour ordinaire, mais il peut devenir de plus en plus grand et occuper la plus grande partie de l'Âme." [5]

   Dans ces conditions, la jouissance atteint une puissance maximale (la plus haute) et cette puissance procure une joie parfaite nommée béatitude. Ensuite, parce que la Na­ture est alors comprise comme la cause éternelle de cette joie intense, l'âme l'aime "intellectuellement" dans la joie su­prême de l'acte de penser, c'est-à-dire de créer des actes de la pensée qui réa­lisent un accord entre le ration­nel et l’affec­tif, le désir et l’idée vraie. La béatitude, du latin (beatus – bienheureux), est ainsi l'effet positif de "la connaissance de l'union de l'esprit avec la nature totale", [6] c'est-à-dire un sentiment intellectuel de satisfaction sta­ble, de bonheur parfait, à la différence de l’amour ordi­naire qui est lié à l’imagination de choses finies et qui est toujours instable puisqu'il est menacé par les flottements de l’âme. En revanche, dans cet amour, joie, bonheur ou béatitude ré­alisent l'idée d'une plénitude de (dans) l'âme qui oriente vers la sagesse, car l'âme sait qu'elle est éternelle, qu'elle est en Dieu et qu'elle se conçoit par Dieu.

   Sachant que, pour Spinoza, la puissance de l'intellect est supérieure à celle des affects, lbéatitude est alors définie comme "la satis­faction même de l'âme, qui naît de la con­naissance intuitive de Dieu". [7] Cette joie souveraine et permanente intellectualise et purifie la nature trop sensible de l'amour ordinaire et devient ainsi identique à la Liberté,[8] sans être pour autant imaginée, mais en étant conçue comme éternelle dans une jouissance extrême qui permet de com­prendre ses passions passives par leurs causes, donc en sortant des idées con­fuses qui séparent (alors que la raison les rapprocherait), tout en accompagnant les constantes fluctuations hiérarchisées de la puis­sance d'agir d'un corps qui est augmentée dans la passion joyeuse de l’amour de la Nature, ou bien affaiblie dans les passions tristes qui manifestent une diminution de la puissance d’être et d’agir, d'abord parce que ces affections (affectiones) ne sont que des idées confuses d'un corps [9] découlant de la fixation imaginaire du désir sur des idées inadéquates (contraires à notre nature) ou fictives, ensuite parce que ces affctions dépendent des fluctuatio animi où la tris­tesse l’emporte sur la joie et la haine sur l’amour. En re­vanche, lorsque la puissance d'un corps est augmen­tée, "la puissance de penser parvient à vaincre les affects tristes." [10] Comment ?  Soit par la joie de comprendre ses pas­sions par leurs causes - ce qui libère les affects - , soit par la joie de percevoir l'image des choses en les rappor­tant à la Nature. En tout cas, la force intellectuelle ainsi dé­ployée ex­prime une satisfaction incommensurable, une joie intel­lectuelle active et éternelle, notamment la même qu'éprouve un sage lorsqu'il a l'intuition d'être in­tellec­tuellement et affectivement, totalement et parfaite­ment, uni à la Nature. Le sage connaît en effet, synthétiquement, certes à partir de sa propre finitude, l’idée infinie de la Nature. Et cette connaissance, qui l'unit à la Nature, est adéquate à l'es­sence éternelle et infinie de ladite Nature.

   L'intellect du sage pense alors adéquatement la Nature parce qu'il a at­teint le maximum de puissance nécessaire dans sa pensée. Ce qui lui procure une joie pure (au sens de gaudium), une joie qui couronne une perfection intime, celle de l’amour de la Nature pour lui-même, puis la sienne pour la Nature, laquelle est la cause de son propre amour. Pour le dire autrement, la Nature étant la cause de la béatitude du sage, et sachant que la Nature s'aime di­rectement ainsi, donc sans cause extérieure à elle, cet état de satisfaction stable, de bonheur parfait, de conten­tement, de plénitude, est bien né de la connaissance intuitive et ration­nelle de la Nature.[11] Cette béatitude de l'âme (ou de l'es­prit) découvrant son éternité est alors accompagnée par l'idée claire, distincte et adéquate d'une cause de l'idée de soi-même et de la Nature qui s'accomplit dans la joie de l'acte de penser en des intuitions sensibles et rationnelles.

   Mais comment cet amour intellectuel de la nécessité natu­relle crée-t-il cette béatitude, cette joie, la plus haute de (dans) l'âme ?  En fait l'âme, cette idée du corps (idea cor­poris),[12] cette idée de la conscience d'un corps affecté (modifié) par des relations internes et par d'autres corps, quelle que soit la santé ou la maladie de ce corps, sait qu'elle est éternelle parce qu'elle est en la Na­ture (c'est-à-dire en Dieu), et surtout parce qu'elle se con­çoit par la Nature dans sa puissance d'agir. Car l'essence de l'âme, comme effort propre, consiste à comprendre ou à raison­ner [13] : "Notre Âme (ou esprit) est active en partie (quae­dam), passive en d'autres : en tant qu'elle a des idées adé­quates (en Dieu), elle est nécessairement active en certai­nes choses…" [14] Pour cela, lorsque l’esprit est actif, c'est-à-dire sous la conduite de la raison, il suit un ordre con­forme à l’entendement qui est lui-même "sous l’espèce de l’éternité". Sa connaissance est alors des plus hautes et lui procure le plus grand contentement, une joie presque di­vine qui est nommée béatitude, et qui est plus forte que tous les affects. Pourtant, la béatitude n'est ni un but ni une récompense de la vertu du sage, car elle est de toute éternité "la vertu elle-même". [15] Cette dernière s'inscrit dans la joie (gaudemus) spéci­fique et parfaite d'un amour intellectuel de la Nature qui permet ensuite de réprimer tous les penchants, sachant que pour Spinoza : "Il n'y a rien d'absolument mauvais." [16]  Dès lors, cette vertu est librement accomplie lorsque le sage a réalisé l'extension suffisante de la puissance de son âme (ou esprit) en un amour constant et éternel envers la Nature. Par cet amour, le sage est ainsi en mesure d’aimer toute chose parce qu’il voit en chacune l’expression de la puissance immanente de la Nature et parce qu'il dé­couvre ainsi la part éternelle de son âme qui aime la Na­ture en son éternité. En effet, l'âme, cette idée qui exprime l’essence rationnelle d'un corps, ne pourra pas être détruite avec le corps, car sub­siste en elle quelque chose qui est éternel, précisément la partie qui est conçue sous l’espèce de l’éternité.

   Pour Spinoza, en définitive, la nature de l'amour se limite à la puissance de vivre en persévérant dans son être, mais sans requérir l'aide ou le soutien contingent d'autrui, c'est-à-dire sans la reconnaissance d'une possible intersubjectivité. Comme l'a souligné Sylvain Zac, en effet, l'amour de l'autre n'intervient chez Spinoza ni dans l'amour intellectuel de la Nature ni dans une politique démocratique : "Cette liberté de penser, à condition qu'elle ne contredise pas les exigences de la justice, il la revendique pour tous. (…) L'idée profonde de Spinoza, c'est que l'idéal démocratique favorise le mieux l'avènement d'une sagesse aristocratique, fondée sur la connaissance vraie…(…) Mais s'il n'y a pas de place, dans la philosophie de Spinoza, pour une morale personnaliste, il est vrai cependant que toute sa réflexion vise à mettre en relief la puissance de l'homme, sa valeur et même son pouvoir de se diviniser, sans pour autant avoir à dépasser la condition humaine." [17]

 

[1] Spinoza,  L'Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, scolie de la proposition XIII.

[2] Spinoza, L'Éthique, IV, 45, scolie.

[3] Spinoza, L'Éthique, IV, prop 18.

[4] Spinoza, Correspondance, lettre XII – À L. Mayer, Pléiade, 1954, p. 1097.

[5] Spinoza, L'Éthique, V, 20.

[6] Spinoza, Traité de la réforme de l'entendement, § 13, Pléiade, 1954, p.106.

[7] Spinoza, L'Éthique, IV, Appendice, chap.4.

[8] Spinoza, L'Éthique, V, prop. XXXVI, scolie.

[9] Spinoza, L'Éthique, III, définition III

[10] Spinoza, L'Éthique, II 41 dem, IV 59 dem.

[11] Spinoza, L'Éthique, IV app 4.

[12] Spinoza, L'Éthique, II,13.

[13] Spinoza, L'Éthique, IV 26 dem, V 23 sc.

[14] Spinoza, L'Éthique, III, De l'origine et de la nature des affections, prop. I.

[15] Spinoza, L'Éthique, V, prop. XLII.

[16] Spinoza, Pensées Métaphysiques,  I, 6, Pléiade, 1954, p.262.

[17] Zac (Sylvain), La morale de Spinoza, PUF, 1959 et 1966, p.111-114.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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