Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Le charme et le joli

Le charme et le joli

 

Le charme : une incarnation enchantée de la grâce

 

 

   Conformément à son origine étymologique (le mot latin carmen signifiant chant), le charme fait penser à l'enchantement qui accompagne magiquement [1] ou mystérieusement les apparences, même parfois tendues, de certaines choses saisies dans leur très bref devenir. Car le charme fuit la banalité d'un présent qui serait tristement refermé sur lui-même au lieu de saisir diverses sortes de plaisirs, plus ou moins naturels.

   En réalité, lorsqu'un rapport esthétique avec les choses est vécu dans une durée apaisée et pour­tant intimement un peu concentrée, le charme procure un agré­ment léger, flou et subtil, un plaisir souple, naissant ou renaissant, en tout cas prometteur, efficace et salvateur, tout en exprimant des ressentis durablement musi­caux qui stimulent l'imagination. Le charmant paraît ainsi être une sorte de douce in­carnation et d'enracinement léger du devenir de la grâce. Et le plaisir du charme est alors associé à un mouvement fluide, rythmé et harmonieux qui enchante d'autant plus qu'il semble activement naturel. Puis il devient envoûtant et ouvert sur l'avenir, comme le sont les diverses sonorités du jaillissement d'une source.

   Cependant, lorsqu'il est plutôt vif, il serait peut-être pertinent de penser, avec Vladimir Jankélévitch, que, dans le devenir jamais achevé de nos existences, dans le devenir jamais tout à fait accompli de l'incarnation de la grâce, le charme est un couronnement naturel seulement physique de la beauté : "le charme rend la beauté non seulement effec­tive, mais efficace." [2]

   En revanche, lorsque certaines apparences belles sont peu perceptibles, donc lorsque leur beauté n'est pas très assurée, comme dans la peinture maniériste, les paresseuses et fluides ondulations des corps, certes encore naturelles, paraissent d'autant plus charmantes qu'elles sont moins efficaces. Les formes sont légèrement agrandies, arrondies, étirées, pour le seul plaisir du regard, même si elles demeurent inséparables d'autres apparences ou d'autres fruits charmants de la terre.

   Néanmoins, le plaisir du charme n'accompagne pas toujours la beauté naturelle des choses en la déformant légèrement. Par exemple, pour Baudelaire, le charme inhérent à la grâce des choses peut être plus ou moins intense. En effet, pour lui, la beauté naturelle de la femme ne manquait certes pas de grâce, mais cette dernière lui paraissait dominée, voire écrasée, par la force incontrôlée, plutôt animale, de son corps très charnel : "Et, lente ou brusque, à chaque mouvement - Montrait la grâce enfantine du singe." [3]

   Dans ces conditions, Baudelaire a sans doute préféré valoriser, en une transgression de tous les critères esthétiques habituels, le charme d'une grâce qui serait moins brutalement naturelle, notamment en lui ajoutant la "dose de bizarrerie qui constitue et définit l'individualité, sans laquelle il n'y a pas de beau…" [4] Ce point de vue suppose en réalité que le "charme bizarre" [5] de la beauté du corps d'une femme dépend surtout de la confusion de toutes ses apparences, qu'elles soient naturellement ou artificiellement gracieuses, c'est-à-dire que ces apparences soient régulières, harmonieuses, dynamiques [6] ou bien teintées de fard et de mélancolie. Mais c'était plutôt l'apparence de quelques femmes charnelles aux âmes damnées que le poète désirait, peut-être afin de mieux transfigurer leurs primes apparences naturelles, même en une manière qui serait amèrement enchantée par le vague et par la tristesse de leur beauté : "De l’air dans la femme. Les airs charmants et qui font la beauté sont : L’air blasé, l’air ennuyé, l’air évaporé, l’air impudent, l’air de regarder en dedans, l’air de domination, l’air de volonté, l’air méchant, l’air chat, enfantillage, nonchalance et malice mêlés." [7]

   Au-delà de ces diverses apparences féminines, Baudelaire désirait probablement faire triompher le charme du surnaturel, notamment en contraignant le naturel à s'effacer, ou plutôt à être surpassé, voire à être mêlé à ce qui le nie. Car la musicalité du charme émanait surtout pour lui d'une grâce contradictoire : céleste ou (et) barbare, voire satanique. En effet, le charme lui paraissait à la fois étrange, bizarre, mystérieux, inexprimable, et morbide, cruel, enivrant ; cette ivresse allant parfois jusqu'à lui permettre de se délecter d'un crime ou de la pensée du néant.

   En fait, Baudelaire fuyait avant tout la grâce de ce qui s'offre simplement et sans violence aux êtres humains. Il rapportait donc l'artifice du maquillage aux plus profondes forces colorantes de la vie, sans doute pour les dominer, y compris dans sa passion pour les apparences féminines : "La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s'appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu'elle étonne, qu'elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. [...] Quant au noir artificiel qui cerne l'œil et au rouge qui marque la partie supérieure de la joue, bien que l'usage en soit tiré du même principe, du besoin de surpasser la nature, le résultat est fait pour satisfaire à un besoin opposé. Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l'œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l'infini ; le rouge qui enflamme la pommette, augmente encore la clarté de la prunelle et ajoute à un beau visage la passion mystérieuse de la prêtresse." [8]

 

 

 

Dessin de Baudelaire dédié à Asselineau et reproduit page 37 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.

Dessin de Baudelaire dédié à Asselineau et reproduit page 37 du Baudelaire par lui-même, Seuil 1952, présenté par Pascal Pia.

 

Une simplification du charmant : le joli.

 

 

 

   Lors d'un trop grand effacement des forces constitutives du charmant, la qualité plaisante du joli peut être objectivement rattachée à des épreuves très banales dans le monde, et plutôt mièvres ou maniérées dans l'art. Et cet effacement est réalisé dans des objets attrayants qui, comme des ornements (parerga), enjolivent, parent, garnissent, tout en accomplissant ce qui était considéré par Ruskin comme "un mensonge inexcusable". Ces ornements détournent certes des apparences grises et grossières du réel, mais leurs effets engendrent des plaisirs très éphémères.      

   C'est d'ailleurs dans cet esprit que, d'une manière gracile et suave, le style rococo avait déployé innocemment ses rocailles, ses arabesques, ses volutes, ses spirales, ses feuilles d’acanthe, ses rinceaux, ses fioritures, ses boucles diverses, ses cartouches aux contours asymétriques, ses fouillis, ses ondoyants motifs ornementaux et ses formes instables qui paraissent s’envoler dans des architectures compliquées, certes adoucies par les teintes roses et bleues de l'école française du XVIIIe siècle.

   Pour le dire autrement, en tant que catégorie, le joli caractérise un objet ordinaire, tout de même un peu attrayant ou charmant, qui apparaît immédiate­ment dans sa plus simple réalité matérielle, laquelle n'est pas rapportée à autre chose qu'à elle-même. Pour cela, une jolie chose demeure à l'état de chose ; indéterminée elle ne peut être fixée que très difficilement par des mots. Mais, lorsque cela est possible, une discrète musique accompa­gne sa présence, tout comme l'a évoqué Mallarmé à propos de sa nomination d'une fleur idéale : "Je dis une fleur ! et musicalement se lève, idée même et suave, l'ab­sente de tous les bouquets."

   La notion vague du joli recouvre ainsi un plaisir discret, amusé, commun, reposant, monotone ou silencieux, et qui est très vite oublié. Ce plaisir peut facilement être éprouvé, car, puisqu'il ne dure pas, il demeure superficiel et léger, donc à l'écart des com­plexités des prolongements mystérieux du gracieux et sans intéresser une réflexion approfondie à son sujet. En face d'une chose jolie, même l'âme la plus légère pressent qu'elle n'a rien ou pas grand-chose à en attendre.

   En effet, le joli ne possède aucun lieu pour durer d'une bonne ou d'une mauvaise manière ; il ne fait ainsi que présenter des apparences simples et facilement accessibles. Car il n'appartient pas, comme dans le fleurissement des choses, aux devenirs gracieux de la divine nature qui suscitaient les belles rêveries de Bachelard :  "Du feu, de l'air, de la lumière, toute chose qui monte a du divin aussi ; tout rêve déployé est partie intégrante de l'être de la fleur. La flamme de vie de l'être qui fleurit est une tension vers le monde de la pure lumière." [9]

   À l'inverse du fleurissement des choses qui appartiennent au devenir d'un monde, un joli tableau paraît plaisant à regarder en un bref instant isolé, figé, et en un lieu fini, surtout lorsqu'il montre des formes variées aux couleurs non heurtées. Pour cela, une œuvre jolie plaît instantanément selon des critères ordinaires et courants peu soucieux de quelque souci de perfection. Le doux plaisir procuré est donc très prévisible, et chacun pourrait aisément s'en passer en préférant les sentiments plus profonds ou plus célestes qui accompagnent le devenir des choses gracieuses. 

 

 

 

[1] Vladimir Jankélévitch évoque à ce sujet "le pouvoir magique d'un je-ne-sais-quoi". Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 2. La Méconnaissance, le Malentendu, Seuil, 1980, pp.113 et 137.

[2] Jankélévitch (Vladimir), Ibidem, p.113.

[3] Baudelaire, Les Fleurs du mal, Spleen et idéal, CX, Un fantôme – Le cadre, Le livre de poche n°677, 1972, p.190.

[4] "Le beau contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, incons­ciente, et c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau." Curiosités esthétiques, Exposition universelle de 1855, op.cit., pp.215 et 217.

[5] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Exposition universelle de 1855, p.226.

[6] Baudelaire, Fusées, XV.

[7] Baudelaire, Fusées, XI.

[8] Baudelaire, Curiosités esthétiques, Le peintre de la vie moderne, op. cit., p.492.

[9] Bachelard, La Flamme d'une chandelle, 1961-1970,  p. 86.

12. Table des matières

 

1. Le concept esthétique du gracieux

2. Les lignes gracieuses naissent avec la beauté

3. Les mouvements sinueux et les arabesques du gracieux

4. Les rythmes gracieux de la musique

5. En des danses légères

6. Le charme : une incarnation enchantée du gracieux

7. Une simplification du charmant : le joli

8. L'intérêt des formes gracieuses

9. En une action gracieuse de l'infini

10. Épilogue

11. Index des noms cités

12. Table des matières

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article