Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Philosophie et non-violence (2)

Philosophie et non-violence (2)

En vente chez AMAZON

 

 

Le problème de la violence

  

a) La nature, aveugle, ne peut pas être dite violente

 

   Dans son devenir indéfini, la nature crée une histoire, même si personne n'a véritablement la connaissance de tous ses épanouisse­ments, croissances, proliférations, ou bien de toutes ses luttes contre les prédateurs les plus divers. Or ce sont ces multiples manifestations, apparentes ou non, qui constituent l'histoire de la nature qu'une pensée peut interroger, même si cette dernière est conduite à dépasser cette première pré-compréhension empirique. Elle ajoute alors une autre dimen­sion, celle qui, par une observation plus attentive, instaure des distinctions nuancées et indéfinies entre les multiples différences qui apparaissent. Mais saisit-elle vraiment l'essentiel, parvient-elle à saisir la totalité des phénomènes de la nature  ?

   La catégorie logique de totalité de…, ainsi donnée pour pen­ser, est embarrassante. Elle est trop simple, trop formelle (abstraite) pour concerner une pensée sensible (celle d'un existant). Elle pré­cède pourtant chaque pensée qui s'interroge sur elle-même, ou bien sur quelque chose, à partir de la double nature de l'homme (sensible et intellectuelle). Et du point de vue de l'imagination qui relie le sen­sible et l'intellect, elle est quali­fiée par son ou­vert, donc par son sur­gissement d'abord informe. Elle di­rige en­suite la pensée consciente vers des formes qui rassembleront (plutôt clairement et provisoire­ment) la diversité ou la complexité de ce qui est cherché.

   Néanmoins, il n'y a pas de sujet capable de penser clairement toutes les apparences de ce devenir. Les représentations sont neutres : ni objectives ni subjectives. Elles se présentent en un éclair avant de disparaître dans la plus grande confusion et opacité. L'instant brillant et chaleureux de midi, suprême plaisir de l'accomplissement des forces, est la source désespérante de multiples catastrophes à venir. De plus, chaque apparence est fugitive, déréalisée par sa décevante évanescence, et elle préfigure l'inacceptable, tragique et complexe mourir de chacun. Cependant, est-il tout de même possible de percevoir clairement quelques constantes de la réalité de la nature ?

   En fait, la nature se conçoit comme un ensemble indéfini qui crée des formes. Elle englobe tout ce qui naît, puis meurt sans permettre à l'homme de savoir pourquoi. Elle apparaît en fait sous deux aspects contradictoires. D'abord comme un en­semble de forces et de structures parfaitement agencées (mécanisme) selon un or­dre déterminé qui obéit à des lois universelles régulières (il y a alors un rapport parfait entre les parties et le tout) ; ou bien, à l’opposé, comme une puissance d'expansion, créatrice et spontanée, qui tend vers une perfection imprévisible ou vers son anéantissement. La fin visée par ce vitalisme (à l’opposé du mécanisme précédent) suppose un dépassement incertain. Mais si la nature nous paraît inachevée et en même temps susceptible de répéter des formes, c’est sans doute parce que sa réalité fa­vorise toutes les tensions, voire les pi­res violences.

   Plus précisément, en elle-même et pour elle-même, dans sa ré­alité seulement physique, la nature ne paraît violente que dans la mesure où elle détruit les formes qu'elle a produites. Son ordre, relatif à des détermina­tions structurales répétitives, est alors contredit par le chaos de ses multiples et incompatibles forces matérielles. Le point de vue de la raison (à l'œuvre dans les lois scientifiques) est ainsi contredit par le surgissement de l'aléatoire : des espèces vivantes disparaissent, pendant que l'ordre nécessaire de la nature, en tant que totalité organisée, fonde quelques lois scientifiques. Pourtant, cet ordre et cette affirma­tion de la perfection des formes sont contredits par des maladies et des infirmités… 
   La perception de la nature entraîne ainsi les pires confusions. Cette perception traduirait-elle un état immé­diat, passif, sensi­ble, et, en même temps une force qui crée des formes ? La nature serait-elle à la fois active et passive, objective et subjective, physiologi­que et psychologi­que ? Son interprétation est-elle fondée par des détermina­tions sensibles du réel ou bien par une subjectivité qui ne parvient pas à s'en dé­tacher ? À cela s'ajoute une autre complexité : tout n'est pas visible en elle.

   En réalité, la perception de la nature est incomplète car ses données apparaissent aussi, certes moins nettement, à partir d'une limite fictive qui est le seuil du visible et de l'invisible. Elles apparaissent à l'instant où un objet perçu bascule dans le flou, alors que son horizon devient presque visible. Il y a alors perception de la borne en même temps que son effacement. L'objet semble absorbé par ce qui l'entoure. Et le moi regardant saisit qu'il ne voit plus vraiment les limites. Ainsi les tensions s'atténuent-elles comme l'écrit Maurice Blanchot : "La percep­tion est la sa­gesse enracinée dans le sol, dressée vers l'ouverture" (1) !

   Cependant, cette perception floue, entre le fini et l'indéfini, ne s'accompagne que d'une sagesse vidée de tout moi singulier et de tout monde concret. C'est la sagesse particulière et anonyme du la­boureur (ou de l'écrivain) qui trace un sillon (ou qui rêve de la couleur d'un autre ciel) en sachant que son labeur est indéfini, toujours inachevé…

   Car, pour connaître les objets perçus ainsi que le tissu de la na­ture qui les enserre, il faut un point d'ancrage plus fondé que celui de l'expérience perceptive. Il faut partir d'un seuil invisible, celui qui permet d'être à l'écoute d'une perception parfois chorale de la nature, sachant que cette dernière (étrangère à nos idées de violence ou de bienveil­lance) n'est pas faite par l'homme ni pour l'homme. Dans cet esprit, Nietzsche écrit : "Elle ne connaît que des né­cessités : il n'y a là personne qui commande, personne qui obéisse, personne qui enfreigne"(2).

   La nature est en effet une force créatrice, jaillissante, naturante, qui ne prévoit rien et qui ignore ses effets. De Nietzsche à Marcel Conche, ce point de vue vitaliste me paraît pertinent. L'es­prit de la nature ne peut donc pas être dit violent. Du reste, la distinction, établie par Spinoza, entre une nature naturante (celle qui crée) et une nature na­turée (celle qui est créée) permet d'y voir plus clair ; à condition de ne retenir ni son déterminisme mécaniste, ni son rationalisme dogmati­que. Mon point de vue sceptique à l'égard de la connaissance de la nature rejoint celui de Marcel Conche : la nature est in­compréhensible, inconnaissable et non to­talisable parce qu'elle est infinie : "La Nature est aveugle, et la Fortune (la τύχη) a un bandeau sur les yeux"(3). Les effets de la nature naturante demeurent mystérieuse­ment imprévisibles : "La Nature, parce qu'infinie, ne peut être pensée que comme inconnaissable et incompréhensi­ble : autre forme de scepticisme" (3). L'esprit de la nature ne peut donc pas être dit violent. Il crée et transmet la vie… et on ne juge pas un feu d'artifice à ses cendres.

 

b) La violence des hommes 

 

   Physiquement, l'homme est un animal, un grand prédateur, un mammifère qui suit les impulsions répétitives de la nature ou bien qui en détourne les lois à son profit. Que signifie cette animalité ? Le mot animal vient du latin (être animé). Il désigne un être vivant qui agit surtout en fonction de ses instincts adaptés à un environne­ment. Péjorative­ment, l'animal est identi­fié à une bête, c'est-à-dire à un être vivant mobile incapable de penser par lui-même et qui paraît refermé sur ses instincts pour se re­produire ou pour se conser­ver. Si son projet est intelligent, il le dépasse puisque c'est celui de la nature. À leur manière, certains animaux ont pourtant une conscience. Ils s'adaptent parfois à leur milieu naturel et ne le modifient que très partiellement. Ils vivent dans leur monde (dans cette nature naturée qui a un aspect très répétitif) sans agir librement, car ils ne transforment pas leurs expériences en fonction d'un nouvel axe ferme et raisonnable. Ils ignorent en effet la puissance de la raison, de cette force qui permet à l'homme de penser logique­ment, de réfléchir d'une manière abstraite et de s'ouvrir sur l'universel.

   Intellectuellement, l'homme est très complexe. Né d'une source commune, il peut souffrir de tuer des animaux pour vivre et il peut vouloir supprimer les violences naturelles, psychologi­ques, sociales, politiques… Il sait aussi que chaque souf­france l'animalise en le rendant égoïste. Insaisissable, il est pourtant capable de discerner ce qui peut rendre sensé le rapport asymétrique de ses instincts avec sa pensée, au mieux au plus près de sa pensée lorsqu'il veut s'humaniser. Dès lors, il n'est jamais vraiment défini pour plusieurs raisons : d'abord il est un "mixte mal analysé" (Deleuze), ensuite sa pensée se disperse parfois dans un dehors sans fin (l'espace vide de la culture qui subsiste après la mort de Dieu), dans un dehors qui la dépossède d'elle-même en la fascinant, voire qui la conduit à la folie ou à quelque excessif attachement à soi-même, en tout cas hors de toute vie vraiment morale et humaine. Cependant, l'homme n'est pas nécessaire­ment dissonant, fait de sagesse et de folie, puisqu'il peut aussi atteindre une certaine sagesse en refusant les passions, la recherche les honneurs, la possession égoïste de richesses… Il n'est donc pas un fait préétabli, car il est surtout pensable à partir de l'image qu'il se donne en train de se faire. Il est celui qui fait et qui se fait en donnant un sens à chaque fait et en créant des différences entre les faits.

   Pour résumer, à partir de sa propre animalité (et de ses instincts plus ou moins adaptés), l'homme découvre en lui des tensions importantes. Sa peur le contraint à être immédiate­ment borné, paresseux, égoïste, cupide, ambi­tieux, domina­teur, grossier... mais il peut aussi se surmonter, se dépasser et être intelligent, travailleur, solidaire, courageux, dévoué, respectueux, raffiné... Comment comprendre cette contradiction ? Simplement à partir d'une possible liberté de l'homme. Il peut vouloir ou non le meilleur de sa nature, c'est-à-dire ce qui lui paraît raisonnable ou insensé au cœur de sa propre singularité. Cela signifie que la capacité d'être libre se greffe sur la nature raisonnable de l'homme pour définir son essence la plus fondamentale. Chacun peut en effet se déterminer à partir de sa raison tournée vers le vrai et non en fonction de causes externes et aléatoires.

   Certes, très souvent le raisonnable fait défaut. Il est remplacé par la violence des désirs qui, selon Éric Weil, nient les repères du possible : "L'homme concret, l'individu, n'est pas raisonnable tout court. Certes, il n'est pas privé de raison, mais il la possède à un degré plus ou moins élevé : peut-être n'arrive-t-il jamais à la possession totale de la raison entière ; il n'en est pas moins certain qu'il peut en être dépourvu, qu'on rencontre des animaux qui ont tout de l'homme au sens des définitions scientifi­ques, même le langage, et qui ne possèdent pas l'essentiel au sens du philosophe : des fous, des crétins, des homines minime sapientes. Pour être regrettable, ce fait ne souffre pas de contestation : l'homme, à certains moments et en certains lieux, n'a-t-il pas été assez dénué de raison pour tuer les philosophes" (4).

   Afin de dépasser ce point de vue tragique qui souligne l'importance du négatif dans les événements historiques, il est nécessaire de décider de vivre raisonnablement en accord avec les forces créatrices de la nature, et aussi d'agir en fonction des règles universelles dont l'homme peut être l’auteur (à partir des qualités de sa raison). C’est ainsi qu'il se transformera et qu'il s'humani­sera un peu. Aristote en déduisait une analogie : "De même que l'enfant doit vivre selon les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux prescriptions de la raison"(5). L'esprit de l'homme peut en effet privilégier l'ordre le plus équilibré possible, même si cet ordre n'est pas totalement rationnel. Mais cet équilibre devrait pourtant conduire à la préserva­tion de la nature, des hommes et des animaux.

   En tout cas, si l’homme ne veut pas être plus bête que les bêtes (même si la comparaison est impossible à fonder, toutes les dif­féren­ces étant in­connues à ce jour), il est de l’ordre de sa nature de développer le langage d'une culture qui contiendra (en les maîtrisant, en les disciplinant) tous les excès qui lui nuisent.

   Cependant, la nécessité pour l’homme de maîtriser la nature, afin de se conserver, peut entraîner des conflits d’intérêt, donc des exercices impétueux de la force contre ce qui lui fait obstacle. Lorsqu'une force affirme sa souveraine puissance en détruisant une autre forme, y compris la force qui as­surait la cohérence de cette forme, cette propriété occasionnelle de la force à être nuisible est nommée violence. Cette dernière supprime le rapport entre les forces, comme le paysan qui nuit sournoisement aux oiseaux, prédateurs de ses champs, en détruisant les buissons et les haies où ils pourraient nicher. Cette épreuve participe à une progressive destruction de la riche variété de la nature. 

   La violence est indiscutablement une force physique ou psychique, ex­cessive, incontrôlée (dans ses effets), destructrice, en tout cas étrangère à toutes les valeurs positives de la vie, et notamment à celle de la liberté. Elle se produit dans différents domai­nes : la nature (la tempête, l'agriculture intensive), l’individu (le meurtre), la société (l'exploitation, la concurrence, le chômage), la politique (la guerre)… même si de petites violences, de petites morts sont possibles (rumeurs, calomnies).

    Individuelle, la violence se manifeste par de l'agressivité, par une ac­tion instinctive qui extériorise une ten­dance à nuire ou à détruire. D'un point de vue psychologique il est possible de distinguer ensuite l’agressivité primaire (violence plutôt natu­relle) qui peut se retourner contre soi-même (suicide), et l’agressivité secondaire de la demande qui est sociale, inhérente aux rapports de force du système capitaliste (revendica­tions, grèves).

   Nul ne saurait prouver, enfin, si toutes ces formes de l'agressivité émanent de la fameuse pulsion de mort de Freud. In­consciente, cette pulsion serait liée à trois tendances naturelles : au principe psychique de constance (tendance à la réduction des tensions, abaissement à un ni­veau minimum, comme la petite mort de l’orgasme ou du sommeil pour la cons­cience), à une propriété de la vie (les organismes vivants passant de l’organique à l’inorganique), ou bien à un très mystérieux plaisir d'autodestruction… La vérité de cette pulsion est encore très loin d'être établie.

c) La violence du sacré (les menaces de la transcendance)

 

   À l'opposé de la nature qui maintient ses forces créatrices par delà toutes ses destructions, la culture peut se vouloir un destin encore plus violent en portant atteinte aux données naturelles. Elle constitue ainsi une coupure totale avec le réel afin de rendre objectivement dérisoires toutes les choses vivantes. C'est alors le triomphe du nihilisme qui résulte de la disparition de la valeur du Dieu moral dans notre culture. La transcendance se­rait tombée dans l'abîme, et ne resterait que le souvenir de cette chute. Seul subsisterait le dehors de cet abîme qui ne serait rien d'autre que le néant ! Cela est certes absurde puisqu'un mot demeure pour désigner la fiction de ce Dehors.

   Et cela est également absurde parce que la catégorie absolue du néant (de Parménide à Bergson) semble illusoire et insensée.  Ne concrétise-t-elle pas ce qui n'a rien de concret ? En tout cas, le néant renvoie soit à un mot de trop, soit à un concept vide et sans objet pour Kant, soit à un vide sans objet et sans concept pour Blanchot. Plus précisément, dans son usage verbal, la catégorie du néant constitue le dehors indifférent et absolu du réel, ce qui n'est même pas l'irréel contenu dans le réel (comme une fiction), mais un vide de l'être et de la pensée qui serait totalement en dehors de tout. Le néant est ainsi un mot qui désigne un rien pur, une abstraction totale ou un paradigme fascinant (puisqu'il est de l'ordre du sacré, de ce qui est absolument séparé). Comme le Dieu des religions monothéis­tes, il serait le Tout Autre, le sacré absolu. Le mot sacré vient du latin sancire. Il désigne ce qui est séparé, a fortiori l'impossible. À sa manière, le néant serait donc l'absolument rien, le non-être absolu, et non un rien (de quelque chose). 

   Par conséquent, l'idée fictive du Dehors ne serait-elle pas le fondement des violences spécifiques d'une culture qui a fini par se développer à partir de mots vides de sens ? Ces sé­parations absolues ont d'ailleurs une autre fonction, celle d'installer définitivement une civilisation dans la violence. Dans un premier temps la culture a sacralisé le néant, l'Autre de Dieu, puis, à partir de cette coupure souveraine, elle a fondé une possible transgression de tout le réel, y compris de l'homme. La violence peut ainsi triompher, en toute innocence. 

   En tout cas l'épreuve du sacré est complexe : elle joue sur deux tableaux à la fois. Elle supprime le réel (objectif, profane) et elle parle à partir du réel (subjectivé). Elle crée une approche confiante du Tout Autre (objectivé) et elle exprime un effroi ou une terreur (subjective) devant cet inconnu, devant cette grandiose et mystérieuse transcendance, devant cette passion débordante pour le Tout autre. Sartre résume ainsi l'ambiguïté : le sacré est "le subjectif se manifestant dans et par l'objectif, par la destruction de l'objectivité" (6).

   Ensuite, l'épreuve du sacré crée deux autres sortes de violence qu'elle ne distingue pas : celle de l'irréel, et celle d'une extase de la réalité. Dans le premier cas elle fait surgir le rêve, l'irrationnel (sur un fond de réalité), et dans le second elle fascine comme l'argent, le sexe, le primitif, la subversion, la fête ou le tragique (sur un fond d'irréalité)…

   Dans la sphère du religieux la séparation du profane et du sacré (ou réciproquement) est aussi ambiguë. Car le religieux as­socie la dimension extérieure, rituelle et politique d'une pratique au sentiment subjectif de la foi. Cette confusion modifie le réel en produisant des idoles. Puis le sacré pervertit le religieux en créant le mythe de la répétition d'un mal absolu (à partir d'un péché originel) même si le religieux condamne ensuite l'idolâtrie qui traduit un manque d'amour d'autrui (avoir plutôt que de partager) et un manque de raison (imaginer plutôt que penser).

  Dans la Bible, par exemple, l'interdiction de manger le fruit de l'Arbre de la connaissance (II,16) répond à une séparation absolue entre trois ordres : d'abord celui de la voix éternelle qui crée (bara). Cette parole est une injonction (qu'il y ait) qui sépare la matière, les mondes animaux et humains ! C'est ensuite, après écoute, descente en soi-même, réflexion, l'ordre de la vision qui donne la vérité et la valeur mystérieuses des êtres (Dieu constate que cette lumière est bonne). Vient enfin l'ordre désastreux, beaucoup trop sensible et émotionnel - de l'avoir, de l'appropria­tion et de l'absorption - qui transgresse l'intellection et l'écoute des vérités.

   Deux fautes précipitent ensuite Adam et Ève hors de l'Éden, dans la violence de l'exil. D'abord celle de l'orgueil d'Adam qui transmet mal à Ève le message divin de ne pas toucher et de ne pas manger le fruit de l'Arbre. Ensuite, par l'appropriation de réalités seulement sensibles, la séparation matérielle inspirée par le serpent : Ève mange la pomme et entraîne égoïstement Adam dans sa chute.

   En tout cas, la pomme mangée n'est plus un nom, ni une représentation pensable, mais un objet à posséder, pire une idole. La pomme est en trop, la séduction du serpent aussi. La première symbolise l'éternité, la seconde le devenir aléatoire de la vie. Dans ce texte sacré, la même faute, le même péché idolâtre sera vérifié et répété par Caïn (celui qui n'entend pas mais qui acquiert : quinian), par ses fils qui idolâtrent de très belles femmes et provoquent ainsi le Déluge, par 'Ham, le fils de Noé, par Myriam (sœur de Moïse)…

   Certes, Isaac sera sauvé par la paternité non idolâtre d'Abraham qui, contre Sumer, privilégia l'ouverture à l'autre. Et, sans aucune appropriation possible, la Terre promise, la terre de Canaan ne sera plus qu'un sol à partager, en attendant autre chose. Car rien n'est définitif, y compris la fin de l'idolâtrie ou de la violence. 

 

 

____________________________________________________________________

1. Blanchot (Maurice), L'Entretien infini, nrf, Gallimard, 1969, p.40.

2. Nietzsche (Friedrich), Le Gai savoir, III, § 109.

3. Conche (Marcel), Analyse de l'amour et d'autres sujets, PUF, 1997, p. 85), et Quelle philosophie pour demain ? , PUF, 2003,  p.13.

4. Weil (Éric), Logique de la Philosophie, Vrin, 1967, p.4.

5. Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 12, 8.

6. Sartre (Jean-Paul), Saint Genet, nrf, Gallimard, p.508.

E. CONCLUSION

 

 

   Afin de répondre à une exigence philosophique légitime, parce que la philosophie ne devrait commencer et finir que dans et par la reconnaissance ex­plicite de la non-violence, de multiples étapes ont été franchies. Après celle de Leibniz  [1] et de Nietz­sche, ma méthode perspecti­viste (rassemblant les multiples points de vue de mes propres interrogations) a permis de rapporter le fondement non violent de la morale (le principe uni­versel d'égalité) à celui qui inspire des éthiques de la moindre violence (le principe de différence).

    Cependant, ma méthode perspectiviste m'empêche de conclure en totalisant ou en unifiant les chemins parcourus. Je suis en effet, comme tout lecteur, mû par la liberté de valoriser quelques-uns de mes divers points de vue. Car deux perspectives plus importantes traversent à mes yeux cet essai, l'une qui relève de la pensée (du sensible à l'intellect), l'autre de l'agir (allant de la Morale à la politique). J'ai mis pour cela au second plan les diverses perspecti­ves de ma propre singularité pour n'en retenir qu'une seule : mon refus catégorique de toute violence.

   Je ne me reconnais d'ailleurs pas tout à fait dans les autres facettes de ma personnalité puisque, à chaque nouveau moment de mon exis­tence, je décide librement de me donner la perspective qui convient le mieux à mes engagements culturels, sociaux ou po­litiques. Dès lors je ne me ré­duis pas à quelque comportement so­cial, ni aux seuls effets de ma puissance créatrice, ni à mes réserves ou inachèvements… car je cherche à toujours rester sur la même voie, celle de la non-violence.

   Plus précisément, la première perspective importante (la plus lumineuse) que j'ai retenue a ouvert le principe d'identité sur celui de l'égalité, puis sur la Morale elle-même : chaque homme vaut un homme. La seconde perspective importante (aux couleurs multiples) a considéré les différences entre chaque singularité et montré que c'est à partir d'elles que ma raison peut se détourner de l'universel abstrait afin de devenir raisonnable en prenant en charge la nature sensible des hommes.

   Être raisonnable n'implique pas seulement de chercher à maîtriser ses propres perspectives, mais surtout de vouloir rapporter les données de sa pensée à un principe de cohérence (la raison), par-delà la diversité de toutes les épreuves de la vie. Lorsqu'elle est ainsi affectée, la raison subit certes la violence du destin éphémère de chaque existant, mais elle peut aussi, et surtout, éclairer l'amour de l'autre, voire quelque compassion, en tout cas du respect.

  Ainsi les deux perspectives les plus importantes de mon essai ont-elles permis d'établir un pont entre la Morale (non violente par essence) et diverses éthiques qui rendent possibles de moindres violences (hormis celle amorale du bonheur) ! Il s'agit d'abord des éthiques de la liberté et de l'obligation qui sont d'ailleurs directement constitutives de la Morale. La première, intime, accepte l'injonction de ne vouloir que le possible, la seconde, plus sensible, rend obligatoire chaque décision d'aider les autres…

   D'autres éthiques de la moindre violence sont également possibles (du neutre, de la pudeur, de la sagesse, de l'amour, de l'amitié et du politique). Ces éthiques ne sont pas morales en elles-mêmes, mais elles peuvent ouvrir sur la Morale, car elles sont fondées sur le vouloir des possibles dont sont capables les libertés singulières qui privilégient des engagements fermes, des ac­tions dignes, généreuses et modérées. Et toutes ces libertés parviennent à donner de la force à chaque faiblesse en s'inspirant des concepts de la Morale que sont l'unicité, l'égalité et la réciprocité. Entre la non-violence et toutes les moindres violences brille en tout cas l'ouvert de l'humain sur l'universel le plus concret.

   Pourtant, une difficulté demeure. Comment trouver le chemin qui conduit du singulier vers l'universel eu égard au problème précis de la justice ? Il faudrait peut-être, tout d'abord, que l'idée de la justice contienne une possibilité universelle de non-violence. Pour cela, cette idée ne devrait pas être l'expression d'un droit, mais celle d'une exigence morale. Et cette exigence affaiblirait le pouvoir coercitif qui est inhérent à l'abstraction du droit. Elle adoucirait l'ensemble des règles, forcément contraignantes, qui codifient les faits, qu'il s'agisse du droit naturel (faisant prévaloir la raison) ou du droit positif (rassemblant des faits historiques). Cette exigence de justice pourra ensuite devenir universelle et légitime dès lors qu'elle contien­dra une possible réduction de la tension qui toujours se manifeste entre les principes d'égalité (principe formel) et de liberté (principe de singularité sensible).

   En fait, la réponse à cette tension se trouve dans le refus raisonnable de faire prévaloir le droit (violent par nature) sur la Morale. Car cette dernière est une injonction universelle qui implique la non-violence. Elle prend sa source dans la raison qui agit ensuite librement dans le champ naturel et sensible des possibles. Ce qui doit être ne dépend plus alors du conflit violent entre ce qui est interdit et ce qui est permis. Ce qui doit être provient du vouloir raisonnable de chaque singularité qui pose le fondement universel et nécessaire à l'organisation du monde moral. La violence, contraire au rai­sonnable et à la li­berté, est ainsi déviée.

   La légitimité de la non-violence ne relève donc pas de quelque légalité conventionnelle instaurée par un peuple, car, universelle, elle est au cœur de la Morale, donc de la raison de tous les hommes. Cette Morale diffère par ailleurs de la Loi divine qui a été donnée à Moïse, car elle ne prescrit pas divers commandements. Elle ne requiert en effet qu'une seule injonction : il faut être moral, c'est-à-dire non violent. Enfin, elle n'est pas davantage rapportée à une loi qui se diviserait pour affirmer, comme chez Montesquieu, des rapports nécessai­res dé­rivant de la nature des choses. Elle naît en définitive de la lumière de la raison qui peut (et doit) inspirer toutes les volontés libres, pour la plus douce di­gnité de chaque singularité.

 

[1] Leibniz (Gottfried Wilhelm), Monadologie, sec. 57

    Née de l'incapacité humaine à tout connaître, la philosophie est une activité de réflexion interrogative et méthodique qui vise à rendre cohérente et non violente chaque vie humaine, aussi bien singulière que citoyenne du monde. Pour cela la philosophie doit penser les relations entre la Morale universelle des Droits de l'homme et diverses éthiques possibles de la moindre violence.

   Ces relations, qui s'inscrivent dans le cadre de l'esprit de la nature, créent d'autres rapports complexes entre le Droit universel fondé par la raison des hommes et les engagements concrets de chacun, notamment dans diverses éthiques possibles : de la liberté, de l'obligation, du neutre, de la pudeur, de la sagesse, de l'amour, de l'amitié et de la politique… Mais c'est, en définitive, la Morale universelle qui fait toujours prévaloir la non-violence.

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
Voir le profil de claude stéphane perrin sur le portail Overblog

Commenter cet article