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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

LE MOI IMPERSONNEL ET INTEMPOREL DE BORGES

Détail d'une photographie reproduite dans Analyse et réflexions sur Borges, Fictions, Mythe et récit. Ellipses, éditions Marketing, 1988, p.23.

Détail d'une photographie reproduite dans Analyse et réflexions sur Borges, Fictions, Mythe et récit. Ellipses, éditions Marketing, 1988, p.23.

 

A. L’ESPACE IMAGINAIRE

 

 

   L’extériorité domine l’homme et le rend passif. En tout cas, jamais une conscience ne la perçoit totalement. Pour nous orien­ter, nous créons des perspectives, mais nous désirons souvent un centre, c'est-à-dire réduire l’espace aux dimensions de notre propre intério­rité. Lorsque j'écris, ici à partir de Borges, où se trouve le centre ? Qui parle ? De quel moi s'agit-il ? Faut-il seulement répéter d’une manière impersonnelle les mots les plus conceptualisés ? Structuré par l’extériorité, chacun voudrait parfois être à la naissance de l’espace. Et la mythique subjectivité, la fabu­leuse illusion d’être vraiment soi-même, voire à l’origine de soi-même, n‘est-elle pas aussi fictive que les apparences du monde ? Et pourquoi séparer ce qui est sans doute lié, c'est-à-dire le visible et l'invisible ? La lecture de Borges invite en fait à prolonger ses textes sans trop les trahir, à rendre possible un autre espace imaginaire aussi cohérent et énigmatique que le sien. Inspirons-nous, pour cela, de sa fiction litté­raire totalisatrice qui harmonise deux forces opposées : la néga­tion du monde extérieur par l’oubli, et l’affirmation d’une sub­jectivité qui se donne, dans l’espace de l’écriture, un inépuisable passé individuel et collectif : "Il ne voyageait pas seulement vers le Sud, mais aussi vers le passé".[1]

   La perception présente d’un lieu s’efface alors devant les souvenirs qui témoignent que ce lieu a changé ainsi que l’homme qui y a vécu : "Les rues de Buenos Aires sont comme les entrailles de mon âme".[2] Du reste, l’écrivain a créé le cercle de son propre imaginaire, de propre fiction totalisatrice ; l’espace objectif n’a plus d’importance.[3]

   Les apparences du monde sont alors oubliées et restructurées par la forme du livre et du poème : "J’en arrive parfois à ne plus croire à l’espace. On pourrait imaginer un monde sans espace, un monde fait de mu­sique, par exemple. Un monde fait entièrement de sons, de mots, et de leur signification".[4]

   En conséquence, chacun peut approcher Borges au point de jonction où il se détourne de l’espace objectif et où il affirme l’espace imaginaire de son écriture, cette dernière dépassant sa propre subjectivité en la réduisant à un texte interpré­table par chacun. Et, dans cette confluence, son intériorité réinvente tous les possibles qu’elle a oubliés : "L’imagination est faite de mémoire et d’oubli. C’est un mélange des deux, en quelque sorte." [5] Ainsi l'objectivité est-elle récusée, jugée fondamentalement erronée [6] ! Alors ne subsiste que le rapport entre le fait d’un monde nié et sans origine, et une fiction unificatrice et totalisatrice qui est inca­pable de se réaliser en œuvre complète et achevée. Le texte ex­prime ainsi autant son auteur que la distance entre ce qu’il dit et ce qu’il ne peut pas dire. En conséquence, il est sans doute pertinent d'imaginer, nous aussi, ce qui s'étire « entre le fait et la fiction».[7] Pour cela, maintenons la distance entre le réel et ses possibles, reconsidérons l’espace du texte en nous niant nous-mêmes afin de proposer un autre texte qui pourra susciter de nouvelles interprétations et interrogations.

 

 

B. LES CERCLES DU LIVRE IMPERSONNEL.

 

 

   Borges ne se veut pas philosophe. Il possède pourtant l’étonnement né­cessaire au dépassement de l’ignorance et des préjugés, mais il aime s’abandonner au rêve, aux mystères du monde. Et il cultive pour cela l’ambiguïté qui est créatrice de beauté.[8] Néanmoins, lorsqu’il le désire, il cherche des réponses chez des penseurs aussi différents que Hume, Ber­keley, Schopenhauer, Bradley, William James et les Grecs…[9] Cependant, en dehors de ses jeux indéfinis avec l'écriture, il ne veut pas raisonner. Il ne ré­fléchit, en poésie, que sur le mètre, le schéma des rimes et des cadences.[10] Pourtant, plus attiré par les images que par les idées, par l’innocence de ses rêves que par l’abstraction, il reconnaît dans toutes les formes de langage « un moyen de donner un sens aux choses ».[11] Comme le philosophe qui probléma­tise, l’écrivain ne se prive pas de créer ses propres perspectives et, sans théorie esthétique,[12] il sait ce qu’il doit faire et ne pas faire.

   Tout serait plus simple si le monde était soit réel, soit irréel. Or l’homme ne perçoit que ce qu’il invente, que ce qu’il découvre des choses. Aucune image, pensée ou rêvée, ne saisit le Tout dans son devenir. Borges opte donc  pour le rejet des « archétypes immobiles des choses créées »[13]. Mais son imaginaire voudrait pourtant puiser aux sources de toute création, en deçà du passé, au cœur de l’absolu sans forme qui rend sans doute possibles toutes les formes. Car la littérature, lorsqu’elle unit le visible et l’invisible, l’écrivain et ses lecteurs, réalise peut-être le cercle mythique où début et fin coïncident.

   De la même façon, dans la durée discon­tinue du quotidien, l’irréel et le réel s'entrelacent en se jouant des contradic­tions : « Peut-être ne suis-je pas ici, qui sait ? ».[14]La sensation elle-même alors s’intériorise. Elle crée, dans le cauchemar par exemple, des angoisses, mais surtout une horreur contrôlée qui lui est propre.[15] L’imaginaire conserve ainsi toute sa vitalité. [16] 

   En faisant dépendre la réalité de son expérience oublieuse ainsi que de ses souvenirs, Borges a ainsi fait prévaloir son subjectivisme : "Le ciel, les étoiles, la planète terre et toute l’histoire sont un rêve. [17] Il a imaginé sa vie, fuit le monde, voulu enrichir le réel en lui ajoutant quelque chose [18] : "Il voulait rêver un homme, il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l’imposer à la réalité." [19] La fiction littéraire a ainsi créé le cercle d’un avenir indéfini. Et, pour cela, un minimum de monde visible est suffisant afin de permettre au lecteur de s’identifier à celui qui rêve difficilement la nouvelle réalité d’un temple inhabité et en ruine : "Il comprit que l’entreprise de modeler la matière incohérente et vertigineuse dont se composent les rêves est la plus ar­due à laquelle puisse s’attaquer un homme." [20]

   Peu à peu s’instaure alors une récurrence qui fait tourner le cercle de la fiction. L’homme qui rêve à un autre est lui-même le produit du rêve d’un autre homme : "Quelle humiliation in­comparable, quel vertige" [21] ! Chaque rêve est à l’intérieur d’un autre, et ainsi de suite indéfiniment. Plus d’auteur unique, l’imaginaire féconde d’inépuisables interprétations. On pense à la Bible : "Ce n’est plus un livre, c’est une bibliothèque, une littérature entière." [22] Tout n’a-t-il pas été dit ? Ne faudrait-il pas, maintenant, interro­ger le silence qui accompagne le dynamisme de la vie et con­damner la parole, parce que cette dernière imite, répète ce qui resplendit dans l’éclat de sa permanence éternelle ? Paradoxalement, homme de lettres, Borges ne croit pas aux mots.[23] Le nominalisme ne semble pas suffire pour « enclore en un seul instant tous les détails de l’univers ». [24] 

   En fait, chaque substantif ne possède qu’une valeur métapho­rique [25] qui ne rassemble que bien peu de fragments. Chaque condensation forme une énigmatique totalisation incapable de recouvrir toutes les apparences. Dans ce sens, banal et répétitif, "tous les mots sont des métaphores – ou de la poésie fossile, autre superbe métaphore." [26] De plus, nul n’étant à l’origine de sa pa­role, à quoi sert la violence de l’expression d’un Shakespeare par exemple ? Borges attend le mot juste, sans le chercher ; ou, plus précisément, il aime rejoindre les Anglais qui pratiquent la litote. [27] Il veut alors suggérer le manque, le silence qui subsiste toujours entre les mots. Comme dans l’ironie, ce qui est dit se joue de ce qui est tu. Tout le reste n’a-t-il pas été répété ; toutes les extases et toutes les émotions n’ont-elles pas trouvé leurs métaphores ? En préfé­rant l’allusion à l’expression, prose et poésie se réconcilient et se complètent : "J’estime qu’il n’existe qu’un petit nombre de méta­phores. Je pense que l’idée même d’inventer de nouvelles méta­phores est une erreur. Nous avons, par exemple, le temps et le fleuve, la vie et le rêve, le sommeil et la mort, les yeux et les étoiles. Cela devrait suffire."[28]

   Par ailleurs, chercher à comprendre le commencement de l’inspiration litté­raire renvoie au mythe d’un achèvement complet qui coïnciderait avec un projet initial. Car le mythe est un ensemble d’images qui re­couvre le silence des origines, des fins et des recommencements. Il est la fiction qui suggère plus qu’elle pourrait affirmer et qui anéantit les premières causes. Sans véritablement commencement, le mythe in­temporel du cercle défie ainsi le devenir. En lui le début et la fin se rejoignent immédiatement. On peut alors condamner le mauvais infini qui valorise son commencement en le répétant. Il fait penser à un texte dont « la dernière page est identique à la première ».[29] Cette répétition dégrade l’idéalité du cercle en lui fixant des repères statiques, même si elle est préférable au « délire circulaire que Kubin vit et revit interminablement». [30]

   Certes, Borges ne veut pas évoquer des mythes précis[31] ; mais cha­cun de ses textes crée le mythe d'un livre impersonnel, circulaire, c’est-à-dire sans commencement ni fin. Il rêve ainsi d’un livre « incessant » [32]qui serait le monde, et il ne désire pas, comme Blanchot, « que le monde et le livre se renvoient éternellement et infiniment leurs images reflétées ». [33] Car jamais le monde objectif ne pourra réali­ser un tel équilibre ! Du reste, en tant que chose inerte, le texte reçoit la vie de la conscience de ses lecteurs.[34] Il renaît dans chaque lecture et dans chaque souvenir.[35] Il a transformé celui qui l’a écrit et il a inspiré d’autres lectures. Comme un éternel palimp­seste, l’objet-livre remplit ainsi ses vides et s’invente même des pré­curseurs. [36]

   Pour qu’il puisse concerner tous les hommes [37] comme la Bibliothèque de Babel, le livre "enregistre toutes les combinaisons possibles de symboles orthographiques, tout ce qu’il est possible d’imaginer d’écrire dans toutes les langues possibles… Tout ".[38] Mais comment échapper alors à la confusion ? Il faut pour cela que l’auteur s’affirme puis qu'il se nie. De son côté, le lecteur doit pouvoir se reconnaître dans l’image qui lui est offerte et qui ne révèle d’ailleurs que l’acte même qui constitue l’écrivain en tant que fiction individuelle, fiction sem­blable à celle de tous les autres individus : "Il n’existe qu’un seul individu. Je suis un individu, mais chacun de vous est également un individu. Et tout le reste a été rêvé par cet individu". [39] Cette unité générique ne se répète d'ailleurs pas, elle vit dans la permanence d’elle-même. Elle existe comme un modèle éternel que nous ne savons pas voir et que le livre impersonnel doit suggérer :

 

            "Un miroir m’est offert, un miroir où je vois

            Mon visage éternel dont je ne savais rien.

            Le cercle va se clore, et j’attends qu’il se close." [40]

 

   Ce que le texte reflète de Borges doit alors satisfaire à plusieurs impé­ratifs. Il ne peut atteindre à l’universel que lorsqu’il est également écrit par la tradition[41], c’est-à-dire par tous ceux qui l’ont précédé. En possédant les mêmes ambiguïtés que notre monde intérieur et que les pensées du siècle, il doit aussi interpeler notre mémoire col­lective, nos oublis, et rattacher tous les fragments dispersés de l’inspiration en un cercle cohérent : "Je vois deux extrémités. Et ces extrémités sont le début d’un poème, le début d’un  récit, et la fin. Et c’est tout. Et je dois inventer ce qui vient entre les deux. Mais je connais toujours le commencement et la fin."[42]

   Pour cela, Borges laisse les sujets qui l'inspirent le chercher. Il veut être un écrivain du XIXe siècle[43], c’est-à-dire être intemporel[44]. Pour anéantir sa trop personnelle perplexité métaphysique, [45] il écrit toujours le même livre [46] en préférant la poésie ou le conte qui font exister chaque détail en fonction du sujet général.[47] Aussi rejette-t-il les longs romans, ces labyrinthes intermi­nables, immoraux et mensongers dans leurs désirs d’inventer des personnages et de répéter leurs turpitudes ! Les perspectives psychologiques empêchent le lecteur de les recréer à l’infini. En revanche, lorsqu’un texte n’est pas trop long, on ne peut pas voir où se trouve le lien.[48]

   Par ailleurs, il ne s’agit pas de se fixer le bonheur comme but, car ce dernier entraverait la création. Pour faire de l’art[49], sans singer la nature, l’étonnement devant la vie est requis. Il constitue peut-être l’essence même de la poésie.[50] Le cercle de l’imaginaire embellit ainsi les matériaux de la nature en prétendant être aussi estimable et aussi réel.[51] Pour cela, l'écrivain se joue des appa­rences banales du quotidien en ranimant les forces extraordinaires du passé.

   À cet égard, la mémoire collective de l’humanité fournit une source inépuisable d’images que le livre du monde peut trans­former. Certes, en amont du devenir de la vie, nul ne se souvient des temples dévorés par les anciens incendies. Et nous avons également ou­blié les dieux morts ? [52] "Toute chose qui survient a été modelée par le profond, l’insondable passé, par l’enchaînement des effets et des causes, et il n’y a naturellement pas de cause première. Chaque cause et l’effet d’une autre. Toute réalité se ramifie à l’infini."[53]

   En fait, la fontaine intarissable du passé charrie aussi bien le bon­heur et le merveilleux que l’horrible et le malheur. Ce qui nous construit peut alors être reconstruit, finalisé par notre imagina­tion : "Le passé est notre richesse. C’est le seul bien que nous pos­sédions, dont nous disposons librement." [54] Contraints par la richesse de ses contradictions, nous lui donnons des sens : des projets et des significations. Tous nos malheurs anciens devien­nent ainsi les outils [55] de nos futures transformations.

   Cela est certain, nous n’existons que par notre passé.[56] Amnésiques, nous ne pourrions plus tendre vers l’avenir, compenser nos manques et métamorphoser notre passé, c’est-à-dire nos souve­nirs, en mythes. [57] De plus, la mémoire finit par changer toute chose en beauté. Notre tâche, notre devoir, est donc de métamorphoser nos émotions, nos souvenirs, même tristes, en beauté. Tel est notre travail ! Et le grand intérêt de ce travail, c’est que nous n’y parve­nons jamais. Nous sommes toujours sur le point de le faire.[58]

 

 

 

C. LES LABYRINTHES DU TEMPS.

 

 

   Nous sommes ainsi joués par notre conception du temps. Nous croyons la durée continue, homogène et créatrice de perpétuité, car nous voulons cette perpétuité sans faille. Voulons-nous être joués par le mystère même, par l’énigme fondamentale ? [59] Tout notre avenir se disperse en de multiples perspectives qui dépen­dent de ce que nous valorisons inconsciemment ou bien de ce qui nous trompe.[60] Toutefois, si l’énigme du temps est « un problème inquiétant, exigeant, le plus vital peut-être de la métaphysique »,[61] nous ne devons pas le réduire à quelque jeu avec l’infini.

   D’abord l’énigme doit être maintenue parce qu’elle n’a jamais été réfutée. Certes, deux dimensions possibles du temps objectif se récusent aisément : la succession des termes d’une série et la simultanéité des termes de deux séries.[62] D’une part nous vi­vons dans les mots discontinus ou dispersés d’une langue, d’autre part notre subjectivité erre entre le présent-passé, le présent-ac­tuel et le présent-futur. Nul ne peut donc ancrer son Moi dans « un temps unique où tous les faits s’enchaîneraient ».[63]

   L’individu rend pourtant temporelle sa propre présence au monde. Il devient en effet le temps dans la mesure où le temps de son existence est la seule mesure possible pour sa conscience, même si "le temps n’est pas doué d’ubiquité". [64]  En effet, la même durée ne peut pas appartenir, y compris sous la forme la plus brève qui soit, « à des milliers d’hommes ou même à deux hommes différents ».[65] Indépen­dante, chaque situation n’occupe pas le même espace interne et externe. Le bon­heur d’un homme et la trahison de son ami ne sont donc jamais simultanés. Plusieurs durées disconti­nues se croisent parfois dans le présent. Déconcerté, l’homme se dé­couvre alors dans un douloureux labyrinthe qui n’est pas fait de murs de buis ou de charmes : "Je suis stupéfait devant les choses… Je suis constamment décontenancé, dérouté, le labyrinthe est donc le symbole qui convient".[66]

   Alors subsiste la forme évanescente du temps, « une substance fugi­tive », [67] paradoxale qui disparaît dès qu’on veut la saisir. En voulant nommer le temps, nous le fi­geons, nous le situons dans l’espace et nous le répétons. Il vau­drait mieux le taire : "Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l’indiquer".[68] Le temps échapperait ainsi au cercle des miroirs qui le répètent interminablement.

   Par ailleurs, c’est le plus souvent dans le sommeil, lorsque la conscience s’est fortement effacée, que surgissent les cauchemars les plus terribles. Chaque fiction ravive alors le refoulé, unit le temps et le rê­veur dans la répétition indéfinie du mouvement ou du repos. Dans un « misérable labyrinthe qui s’enroule et se déroule infiniment »[69], Borges ne s’arrête pas de marcher, de revenir au même en­droit. Ou bien il s’assied et attend.[70] Pas d’issue possible.

   Certes, en dépit de leur saveur irréelle et insolite, les cauche­mars sont aussi un bienfait. Ils créent des formes répétitives abs­traites, donc simplifiées, susceptibles de symboliser l’angoisse d'une existence et de donner des idées de récits. En revanche, les tigres de nos rêves sont peut-être surtout des arguments en faveur de l’enfer [71] : "Il suffit que j’attende un peu et, le moment venu, je me réveille. Mais quelquefois je rêve que je me réveille et que je me retrouve au même coin de rue, dans la même pièce ou dans la même lande marécageuse, cerné par le même brouillard ou debout devant le même miroir." [72]

   Ces répétitions nient-elles l’éternité ? Ce qui était arrivé il y a bien des siècles se répéta. Les ruines du sanctuaire du dieu du feu furent détruites par le feu.[73] En tant que fiction labyrinthique d’une totalité historique, le temps prend alors la forme d’un cauchemar futile et absurde. En fait, celui qui meurt des centaines de morts[74] crée le cercle indéfini d’une fausse et insupportable perpétuité qui rendent impossibles tous les éthiques : "Les adieux et le suicide perdent de leur dignité s’ils se répètent".[75] Le monde paraît alors comparable à un jardin humide « saturé à l’infini de personnages invisibles. » [76] Au reste, l’hypothèse d’un destin circulaire et d’une répétition du devenir nie l’imaginaire, toutes les possibilités nouvelles de compléter le réel. De plus, ne suffit-il pas de la répétition d’un seul terme pour disloquer et confondre toute l’histoire du monde, pour faire apparaître que cette histoire n’existe pas ? [77] Absurdité du cercle vicieux : le miroir nie l’histoire qui nie le miroir !

   En fait, dans sa fulgurante im­médiateté, l’instant prouve son autonomie. Jamais deux instants ne se ressemblent lorsque nous tenons compte des différences d’intensité, de température, de lumière, d’état psychologique gé­néral.  Du reste, en tant que « processus mental », [78] le temps ne se réduit pas à quelques figures abstraites purement qualitatives : le présent, le passé et l’avenir.

   Certes, nous ne parvenons pas, comme le magique animal, à vivre dans l’actuel, dans l’éternité de l’instant ? [79] Sauf exception, l’homme ne peut pas saisir un moment sans mémoire et sans projet. De plus, sa présence au monde est liée à des faits précis : "Des siècles et des siècles et c’est seulement dans le présent que les faits se produisent".[80] Pourtant, le présent n’est déjà plus notre présent ; quelques métaphores rassemblent des souvenirs et des espoirs déçus. Et très vite « le futur se change en passé ».[81]

   Plus précisément, l’abstraction nous éloigne du réel avec ses fausses gé­néralités. Le temps vécu est durée discontinue, tigre qui déchire, feu qui consume et fleuve qui entraîne. Défini comme substance et comme processus mental, il renvoie l’homme au présent et le présent à l’homme : « le cours du temps et le temps lui-même forment un seul mystère et non deux ».[82] Ce cours est donc instable, en constantes métamorphoses. Nous glissons constam­ment [83] du présent-passé au présent-futur. Tantôt la conscience reconstruit le passé à sa guise en l’idéalisant peu ou prou, tantôt elle se laisse guider vers l’avenir : "Toute personne qui devient aveugle reçoit une sorte de compensation, une notion différente du temps […] On sait que l’on doit simplement vivre, laisser le temps nous vivre." [84]

   Néanmoins, l’imagination peut aussi nier et transformer le futur en brisant l’illusoire continuité du fleuve qui l'entraîne. Elle crée alors son propre devenir en décrivant le cercle mythique du livre imperson­nel qui rallonge ou raccourcit les durées : "Le plomb germanique le tuerait à l’heure convenue ; mais, dans son esprit, une année s’écoulerait entre l’ordre et l’exécution de cet ordre."[85]

   Dans cette perspective, la temporalité se donne l’image « incomplète mais non fausse » [86] d’un labyrinthe idéal. Il s’agit du Livre imaginaire qui, par sa confusion et par ses contradictions, réalise la trame invisible [87] de tous les sym­boles et de toutes les possibilités du temps. Cette image évoque sans doute la durée perpétuelle offerte d’une manière chaotique à l’humanité, à tous les lecteurs possibles de ce Livre déroutant. Elle contient un réseau croissant et vertigineux de temps qui diver­gent en s’ignorant pendant des siècles, de temps qui conver­gent ou se rapprochent, de temps parallèles ou de temps qui se coupent.[88] Ce labyrinthe contredit l’expérience du temps vécu par chaque individu, condamné à choisir entre diverses possibilités, à en adopter une seule et à éliminer les autres. Ici, des séries du temps créent les innombrables futurs du Livre présent, passé et à venir qui embrasse simultanément tous les dénoue­ments.[89] On ne sort donc pas de l’image ; tous les avenirs prolifè­rent et bifurquent dans le temps, et non dans l’espace. Et per­sonne n’existe dans tous ces temps : "Dans quelques-uns vous existez et moi pas." [90]

   Pour se rapprocher de l'exaltante fiction d'une présence éternelle, Borges sait qu’il doit rejeter son double circonstanciel : celui qui est né doit mou­rir. L’autre Borges, cette fiction [91] représentative de l’éternelle individualité, sait qu’en voulant l’oubli et la mort on ne fait qu’attendre le jour d’après la mort.[92] Et cet espoir d’anéantissement prouve que la vie est trop pauvre pour n’être pas immortelle.[93] L’oubli ne féconde-t-il pas l’imagination ? [94]Au-delà des mythologies de banlieue et des jeux avec le temps ou avec l’infini[95], le « Borges fictif » préfère alors s'anéantir dans ses précurseurs afin de vivre dans ses lecteurs à venir. L’irréalité, condition de l’art, per­met ainsi à une âme de mériter de participer à l’éternité.[96]

   Pour cela, Borges a refusé de relire ses écrits[97], d’associer la contingence illusoire de son libre-arbitre [98] à celle des miroirs qui nous guettent.[99] Car nous mourons constamment, "chaque fois que nous n’éprouvons rien, que nous ne découvrons rien, quand nous nous contentons de répéter de façon méca­nique." [100] Le père ne se reconnaît jamais dans son fils, l’auteur dans ses histoires, l’homme dans son métier. Le Secret du labyrinthe du temps est là. Comme la copulation qui multiplie le nombre des hommes et les rend étrangers à l’image qu’ils auraient pu créer d’eux-mêmes en s’anéantissant dans leur œuvre, tous les hommes, au moment vertigineux du coït, sont le même homme. En refu­sant d’être quelqu’un, ne peut-on pas alors espérer être tous les autres ? [101] Dans ce cas,  tous les hommes qui répètent une ligne de Shakespeare sont William Shakespeare.[102]

 

 

 

D. LE CERCLE DE L’ÉTERNEL PRÉSENT.

 

 

 

   Nous rêvons d’une sphère éternelle, de la figure la plus parfaite qui contiendrait le maximum de volume dans le minimum de surface. Et Dieu lui-même serait sphérique ! Ou bien, si Dieu était "au-dedans de nous plus que nous y sommes nous-mêmes" ! [103] En fait, Borges croit que ses journées et ses nuits égalent, en pauvreté comme en richesse, celles de Dieu.[104] Car si un Être transcen­dant et parfait existait, chaque instant devrait être merveilleux. [105] Ironie du sort, le paradis de Borges ressemble à une bi­bliothèque qu’il n’a connue qu’aveugle.[106] À la fois gnostique et agnostique, [107] il a pourtant décidé de pencher plutôt d’un côté que de l’autre : "Puisqu’il n’y a pas d’origine […] nous engendrons Dieu. Nous créons Dieu chaque fois que nous atteignons la beauté. Quant aux récompenses et au châtiment, ce ne sont que des ins­truments de menace et de corruption. Je n’en ai que faire. Je ne crois pas en un dieu personnel. Mais pourquoi un dieu personnel devrait-il avoir plus de valeur qu’un dieu – je suis d’humeur panthéiste, aujourd’hui – qui serait nous tous ? Nous sommes tous Dieu, en un sens. Je pense être un homme moral, ou plutôt je me suis efforcé d’être un homme moral." [108]

   L’expérience de l’éternité, du cercle de l’éternel présent, re­quiert-elle alors le silence ? Il faudrait sortir du temps. Rechercher la source éternelle suppose de faire abstraction de la durée nécessaire à l’homme pour penser et pour tracer un commencement, un devenir, une fin et un retour au commencement. Pourtant le temps circulaire n’est pas la présence de l’éternité, il dure. Il n'est pas la permanence du Tout présent à lui-même.

   Or l’éternité n’est pas seulement le style du désir[109], un jeu ou un espoir lassé.[110] Borges nous renvoie en fait à une expé­rience précise et exceptionnelle à l’intérieur de laquelle l’inconcevable [111] se révélerait. La plénitude de l’instant éternel lui est en effet apparue comme une image fulgurante et énigmatique. Le support temporel s’est alors effacé pour ne plus «déchiqueter » [112] l’image de l’identité absolue : "Je me sentis mort, je sentis que je percevais ce monde en spectateur abstrait ; peur indéfinissable pénétrée de savoir, qui est la plus sûre clarté sur la métaphysique. Je ne crus pas un instant avoir remonté les eaux présumées du temps ; je pensai plutôt que j’étais en possession du sens caché ou absent de l’inconcevable mot éternité." [113] Le vertige de la perte de soi a ainsi rendu possible cette expérience fugitive, cette sug­gestion, cette insinuation d’éternité.[114] Et cette suprême clarté dé­route ! "J’ai eu le sentiment de vivre, non dans le temps, mais hors du temps. J’ignore quelle fut la durée de cette sensation, puisque j’étais hors du temps. Une minute ou deux, peut-être plus… Je fus envahi, je ne sais comment, par l’impression de vivre au-delà du temps, et j’ai tenté l’impossible pour la retenir, mais elle disparut comme elle était venue." [115]

   Cette expérience vécue paraît être celle du cercle qui crée la confluence, dans un instant éternel, d’un présent antérieur qui n’a jamais cessé d’être actuel : "Cette pure représentation de faits homogènes – nuit se­reine, pur limpide, odeur champêtre de chèvrefeuille, terre pri­mitive – n’est pas seulement identique à celle qu’il y eut à ce même coin de rue voici tant d’années ; elle est, sans ressem­blance ni répétition, la même." [116] Deux épreuves rendent peut-être en effet possible la présence du cercle éternel qui défie les désordres de la temporalité ; l’absence de cause originelle rejoindrait la présence heureuse et permanente de tout ce qui est.

 

[1] Borges, Fictions, « Folio », Gallimard, Paris, 1986, p. 182.

[2] Borges, cité par E. Rodriguez Monegal, « Écrivains de toujours », Seuil, Paris, 1970, p.36.

[3] Borges, Conversations avec J.L. Borges à l’occasion de son 80ème anniversaire, Ramsay, Paris, 1984, p. 127.

[4] Ibid., p. 185.

[5] Ibid., p. 28.

[6] Ibid., p. 182.

[7] Ibid., p. 135.

[8] Ibid., pp. 100 et 164.

[9] Ibid., p. 111.

[10] Ibid., p. 164.

[11] Ibid., pp. 99, 103 et 173.

[12] Ibid., p. 116.

[13] Borges, Histoire universelle de l’infamie. Histoire de l’éternité, Christian Bourgois, Paris, 1985, p. 161.

[14] Borges, Conversations…, op. cit., p. 100.

[15] Ibid., p. 105.

[16] Ibid., p. 30.

[17] Ibid., p. 176.

[18] Ibid., pp. 28, 143 et 182.

[19] Borges, Fictions, op. cit., p. 54.

[20] Ibid., p. 56.

[21] Ibid., p. 59.

[22] Borges, Cahier de l’Herne, 1981, p. 265.

[23] Borges, Conversations…, op. cit., p. 29.

[24] Borges, Histoire de l’éternité, op. cit., p. 161.

[25] Borges, Fictions, op. cit., p. 22.

[26] Borges, Conversations…, op. cit., p. 183.

[27] Ibid., pp. 89 et 120.

[28] Ibid., pp. 182 et 187.

[29] Borges, Fictions, op. cit., p. 100.

[30] Ibid., p. 153.

[31] Borges, Conversations…, op. cit., p. 100.

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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