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Recherches philosophiques qui, inspirées par l'idée du neutre, vont au-delà du scepticisme vers une interprétation moderne et différentielle (historique et intemporelle) du devenir du principe de raison.

Nietzsche et la matrice des concepts

Nietzsche et la matrice des concepts

    En tant qu'artiste, Nietzsche transfigure. En tant que philosophe il s'interroge sur les rapports possibles entre les concepts et les images. Il ne déconstruit pas pour cela les concepts en faisant éclater leurs limites, en accentuant leurs tensions contradictoires, car il veut plutôt retrouver leurs soubassements oubliés, leurs entrailles enfouies, leur matrice dissimulée ou recouverte par trop de surfaces plates. Par exemple, le concept de totalité de l'univers masque pour Nietzsche la puissance infinie de la Nature qui échappe à tous les concepts. À un autre niveau (chacun étant incomparable) le concept de monde où vivent les hommes dissimule une pluralité hétérogène de mondes. Et le concept de vie cache le douloureux combat entre le masculin et le féminin, ce dernier étant sans doute, dans son expression métaphorique, la vérité, certes voilée, de la vie elle-même. Chaque concept renvoie ainsi à des métaphores (et inversement) ; ce qu'une méthode déconstructrice oublie en créant ses affirmations sur les cendres des concepts. Car la matrice du réel jamais ne s'épuise. Mais Nietzsche n'en reste pas à cette ouverture de la finitude des concepts sur l'infini de la Nature. L'épreuve de chaque nouveau présent lui permet aussi de s'ouvrir sur de multiples forces qui transgressent concepts et métaphores (et leurs généalogies), et de fusionner joyeusement avec l'infini. Pourquoi ? Assurément parce que pour Nietzsche l'existence des hommes est guidée par un mystérieux destin qui, bien qu'il rassemble le meilleur et le pire, la sagesse et la folie, la vie et la mort, renvoie à une source éternelle et infinie, celle de l'amour qui enlace tous les niveaux hétérogènes du réel : "Et toutes choses ne sont-elles pas si étroitement enchevêtrées que cet instant entraîne toutes les choses de l'avenir et se détermine donc lui-même ?"[1] Toute liberté est-elle alors impossible ? On pourrait le croire si chacun n'était pas capable, au cœur de son propre destin, de renforcer également par l'amour cet enchevêtrement de la vie et de la mort, et si une affirmation absolue, donc délirante, ne permettait pas de vouloir cet impossible, la perte de tous nos pouvoirs, c'est-à-dire notre propre mort, pour renaître ensuite comme Dionysos. Le don simple et immémorial de la vie n'est-il pas entrelacé avec le simple retrait brutal de la vie, c'est-à-dire avec le don de la mort ? Ainsi, en voulant son propre destin par une volonté qui dépasse le dégoût de la terre (et de la mort) par l'amour de la vie, Nietzsche a décidé de supporter la souffrance de la fusion des extrêmes, voire de chaque saut dans les extrêmes, et de supporter (ce que le philosophe a considéré comme son poids le plus lourd) le retour éternel de toutes choses : "Je ne connais pas de meilleur but dans la vie que de se briser contre le sublime et l'impossible, animae magnae prodigus." [2] Il a pour cela décidé d'aimer plutôt que de haïr le monde ; et  il a désiré son plus lointain avenir, au delà de toutes les passions ordinaires et au delà de la simple humanité ! Tel est le sens de l'amor fati : un amour qui consiste à transgresser tous les possibles, à être dur et cruel envers soi-même, à vivre un pied sur terre et l'autre dans l'impossible, parce que toutes les choses sont amoureusement liées par le grand désir de l'infini qu'inspire à Nietzsche la volonté de puissance[3], soit en un rêve, soit en un chant d'ivresse : "Une philosophie expérimentale telle que je la vis anticipe elle-même, à titre d'expérience, les possibilités du nihilisme radical : ce qui ne signifie point qu'elle s'arrête à une négation, à un Non, à une volonté de négation. Elle veut bien plutôt se frayer un chemin jusqu'à son opposé – jusqu'à une affirmation dionysiaque du monde tel qu'il est sans rien en retrancher, en excepter ou y choisir – elle veut le cycle éternel : les mêmes choses, le même logique et illogique entrelacs. L'état suprême auquel puisse atteindre un philosophe : avoir en face de l'existence une attitude dionysiaque : voici la formule que je propose : amor fati."[4] Ensuite, à de nouvelles heures tragiques d'une existence, les forces de l'imaginaire pourront créer d'autres transfigurations et faire naître un mystérieux amour des formes qui divinisent ou qui symbolisent, comme les figures d'Apollon, de Dionysos, de Zarathoustra et d'Ariane. Mais de quelle sorte d'amour s'agit-il plus précisément dans le devenir créatif de la pensée de Nietzsche qui a aimé, certes différemment, sa mère jadis, sa sœur peut-être, Lou Salomé certainement, Cosima de loin, et son désir ou plutôt son rêve d'Ariane ?

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[1]  Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, De la vision et de l'énigme, 2.

[2]  Nietzsche, Seconde considération intempestive, op.cit., p. 161.

[3]  Nietzsche,  Ainsi parlait Zarathoustra, Le chant d'ivresse, 10.

[4]  Nietzsche, La Volonté de puissance, op.cit., t. II, Introduction, § 14, p. 229-230.

Montage de Daniel Diebold

Montage de Daniel Diebold

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À propos
claude stéphane perrin

Claude Stéphane PERRIN. Professeur de philosophie à la retraite, j'écris et je lis en méditant sur le problème de la non-violence, notamment à partir d'une idée non indifférente et non nihiliste du neutre .
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